Les femmes n’ont jamais été aussi nombreuses à jouer aux jeux vidéo. Pourtant, elles sont encore sous-représentées au sein de ce vaste univers. Présidente de Women in Games France, Morgane Falaize se bat pour réduire les inégalités dans le milieu du gaming. À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous avons longuement échangé avec elle.
Quelle est la place des femmes au sein de l’industrie du jeu vidéo aujourd’hui ?
Elles représentent 50 % des joueurs. Pourtant, elles ne sont que 22 % à travailler dans les studios. C’est 3 % de plus que l’année dernière, donc c’est plutôt encourageant, mais c’est quand même moins d’une personne sur quatre. Quand on a créé Women in Games en 2017, il n’y avait aucune donnée sur la représentation des femmes dans cette industrie. Avec le SNJV (Syndicat national du jeu vidéo), on a lancé l’initiative. Tous les ans, ils proposent un baromètre sur l’état de l’industrie du jeu vidéo en France. Ils s’intéressent aux studios, aux métiers, aux types de jeux qui sont créés… Et, depuis quatre ans, ils incluent les femmes dans ces données. La première année, elles représentaient 15 % des postes occupés dans le secteur.
Dans quel type de métier sont-elles sous-représentées ?
Quand on s’intéresse plus précisément aux métiers exercés, on voit que la proportion tombe à 6 % sur tous les postes techniques et de design (comme level designer, qui consiste à imaginer les niveaux). Et, de manière assez classique, plus on monte dans la hiérarchie, moins on trouve de femmes dans les postes à responsabilité. À l’inverse, elles sont surreprésentées dans les métiers relationnels, de marketing, de communication, de RH… Des postes plutôt support. Concernant la création, elles sont surtout sur les parties artistiques, donc tout ce qui est animateur 3D, sculpter des personnages, écrire des histoires… Mais pas sur la partie code. Mais les choses changent. Par exemple, Bénédicte Germain a été nommée en fin d’année dernière à la tête d’Ubisoft France et une autre femme, Ina Gelbert, est à la tête de Xbox France depuis 2019.
Comment expliquez-vous ces inégalités ?
Il y a plusieurs raisons. D’une part, les entreprises qui veulent recruter des femmes ont un déficit de candidatures. Donc on creuse, et on se questionne : pourquoi ne veulent-elles pas accéder à ce poste ? Il y a des biais communs à toutes les industries. Généralement, les jeunes filles sont orientées vers des métiers dits “féminins” et liés au relationnel, à la psychologie, aux enfants, etc. À l’inverse, les garçons sont orientés vers des secteurs plus techniques, de l’informatique, des sciences… Ces inégalités se créent très tôt.
D’autre part, le secteur du gaming ne renvoie pas une image inclusive et accueillante pour les femmes. C’est une problématique qu’on a voulu montrer à travers notre dispositif Gender Swap. À force de proposer des images stéréotypées et extrêmement caricaturales et de présenter des jeux où les personnages féminins sont hypersexualisés, on n’a pas forcément envie de travailler pour des titres dans lesquels on ne se reconnaît pas. Ça peut aussi laisser présager une ambiance de travail à laquelle on n’a pas envie de se confronter.
La représentation de la femme dans les jeux vidéo a-t-elle évolué ? Commence-t-on à voir des héroïnes réalistes ?
On a monté ce projet pour montrer qu’il y a encore une forte disparité de représentations, et à quel point c’est dangereux pour la société. On nous a répondu : “Oui, mais quand même, il y a eu des jeux avec des représentations réalistes !” Alors oui, on peut en citer deux sur ces deux dernières années. Dans The Last of Us Part II, on incarne non seulement une femme, mais elle est aussi lesbienne. C’est très rare pour des titres à très gros budget. La scène indépendante a beaucoup plus de liberté quant à ces choix, mais c’est plus exceptionnel de le voir à ce niveau d’investissement.
L’autre jeu est sorti récemment. Il s’agit de Horizon Forbidden West, où on incarne Aloy. Ce sont des exemples très intéressants pour nous, mais, malheureusement, tous les studios n’ont pas fait ce virage pour autant. On continue de voir des femmes au second plan et hypersexualisées. À la sortie de Lost Ark, les joueurs ont bien rigolé sur Twitter en disant qu’ils n’avaient jamais vu une femme courir comme ça. Si elle existait dans la vraie vie, elle devrait aller tous les jours chez le kiné, tellement elle se déboîte la hanche !
Pendant très longtemps sur Youtube et Twitch, les garçons animaient des chaînes de gaming et les filles étaient limitées à celles de lifestyle et de make-up. Avez-vous constaté une évolution ces dernières années ?
Il y a de plus en plus de streameuses gaming. Mais c’est toujours le même combat, elles doivent faire leurs preuves, montrer qu’elles sont légitimes à jouer, qu’elles sont compétentes et qu’elles ont leur place dans ce monde. À l’inverse, on ne demande pas aux garçons de se justifier et de faire leurs preuves quand ils jouent. Elles subissent aussi du harcèlement, mais j’ai envie de croire que ça va un peu mieux. Aujourd’hui, Twitch a mis en place plusieurs outils de modération pour éviter ce genre de problème.
Quelle est la valeur ajoutée du savoir féminin dans cette industrie ?
Avec des groupes hétérogènes, l’intelligence collective est meilleure et on prend de meilleures décisions. Cette richesse d’expériences et de points de vue engendre plus de créativité. Ça permet aussi de créer des produits pour un public plus large et mixte. Plus il y aura de femmes dans ces métiers, moins il y aura de représentations stéréotypées. Aujourd’hui, l’inclusion est la pierre angulaire d’une société plus équitable. Et c’est aussi une tendance. L’industrie du jeu vidéo s’est montrée pionnière sur de nombreux sujets (en termes de technologie, sur la façon de raconter des histoires, de créer de nouvelles expériences…), donc je suis persuadée qu’elle peut aussi ouvrir des voies sur le plan sociétal et managérial.
Quelles sont vos initiatives pour valoriser leur place dans cet univers encore très masculin ?
On a trois grands axes de travail au sein de l’association. Le premier est d’aider au développement professionnel. On épaule les femmes qui sont dans le jeu vidéo ou aimeraient rejoindre cet univers. On les forme et on les coache à travers des ateliers d’entretien, de CV, de droit d’auteur, on leur apprend à pitcher leur jeu à un éditeur… On sensibilise aussi les différents acteurs du secteur à l’intérêt de la mixité. On a par exemple développé un guide “diversité et inclusion” à destination des entreprises du gaming, on a mis en place une formation sur la prévention des violences sexuelles et sexistes au travail (qu’on va aussi décliner sous la forme d’un guide pratique)…
Notre dernier axe consiste à sensibiliser les jeunes femmes aux différents métiers du jeu vidéo. On va par exemple rendre certaines personnalités plus visibles pour en faire des role models inspirants, travailler avec des écoles spécialisées, proposer des stages de 3e aux jeunes filles pour créer des vocations et montrer qu’elles peuvent aussi accéder à ces postes…
En cette journée du 8 mars, qu’aimeriez-vous voir changer au sein de l’industrie du gaming ?
J’aimerais que ce ne soit plus exceptionnel de voir une femme travailler dans le jeu vidéo. Qu’on ne soit plus surpris qu’une jeune fille souhaite s’orienter vers ces métiers. Mais je suis optimiste, et c’est pour ça que nous continuons nos actions avec l’association. On constate une prise de conscience et de responsabilité de la part de nos interlocuteurs, au sein des entreprises du secteur. Ils ont réalisé qu’ils devaient prendre part à la réflexion et repenser les organisations. Les choses avancent, et dans le bon sens.