Critique

Barrage contre l’Atlantique, de Frédéric Beigbeder : mémoire d’un jeune homme rangé

09 février 2022
Par Léonard Desbrières
Barrage contre l’Atlantique, de Frédéric Beigbeder : mémoire d’un jeune homme rangé
©Joël Saget/AFP

[Rentrée littéraire] Sous la plume retrouvée de Frédéric Beigbeder, la crise de la cinquantaine devient le terreau fertile d’une renaissance littéraire.

Frédéric Beigbeder ne fait décidément rien comme les autres. Là où la crise de la cinquantaine prend, pour beaucoup, des airs d’émancipation radicale, là où on imagine des maris et des pères claquer la porte de leur foyer pour tenter de revivre une jeunesse disparue, elle signifie chez lui, contre toute attente, un assagissement soudain, un retrait du monde et une épiphanie salutaire. Elle devient même le lieu d’un exercice d’écriture singulier – comme le manifeste d’une nouvelle vie d’écrivain.

Il faut dire que l’adolescence a été longue pour le dandy germanopratin. Lancé depuis 20 ans dans une perpétuelle campagne de promotion de lui-même, l’ancien publicitaire s’est appliqué minutieusement à bâtir son personnage. Entre le fêtard déglingo, le socialiste dans le vent et l’écrivain badin, Frédéric Beigbeder semblait s’appliquer sur tous les fronts sauf celui de la littérature. Ces livres n’ont d’ailleurs eu de cesse de diviser la critique. Une vie sans fin (Grasset, 2018), 99 francs (Gallimard, 2000), L’Amour dure trois ans (Grasset, 1997) : tous séduisaient par leur érudition et leurs traits d’esprit, mais s’apparentaient à des œuvres faciles, soucieuses d’épouser sans effort l’air du temps.

La fabrique des souvenirs

Un plaisir non dissimulé mais un goût d’inachevé, d’inabouti, voire de désinvolture coupable : voilà le refrain qu’on entend ici et là à chaque nouvelle parution de l’auteur. Mais, plus que jamais avec ce nouveau livre, l’espoir d’un souffle nouveau était permis. Présenté comme la suite d’Un roman français (Grasset, 2009), Prix Renaudot 2009 et récit autobiographique à part dans l’œuvre de l’écrivain, cette seconde exploration de l’intime avait de quoi faire saliver.

Inutile de faire durer le suspense, Un Barrage contre l’Atlantique – on notera le clin d’œil au chef-d’œuvre de Marguerite Duras – est un pari réussi. Plus appliqué, plus sincère, plus touchant qu’à son habitude, l’écrivain livre un objet littéraire original, en ce qu’il renoue avec la tradition du fragment chère à Blaise Pascal ou Emil Cioran. Au mitan de sa vie, Frédéric Beigbeder bouscule la forme du récit et se débarrasse de ses apparats habituels pour extraire la substantifique moelle de son existence chahutée. En plein confinement, coupé du monde dans une cabane au bord de l’océan, l’ermite de Guéthary s’est livré à un drôle d’exercice d’écriture : coucher chaque jour sur le papier des bribes de souvenir, des réminiscences du passé. Les paragraphes d’une seule phrase s’enchaînent ainsi à en perdre haleine ; et baladent le lecteur dans les vestiges d’une ancienne vie. D’un ancien Frédéric Beigbeder, surtout. Comme s’il fallait, en quelque sorte, tuer le monstre qu’il avait créé pour faire son « coming out » de vieil auteur épanoui.

Un barrage contre l’Atlantique, de Frédéric Beigbeder. En librairie depuis le 05 janvier 2022.

On dévore comme un page turner cet album de polaroids en prose, cette savoureuse succession d’instantanés vintage d’où ressurgit tour à tour une enfance heureuse meurtrie par le divorce parental, une adolescence à la jouissance sans entrave et une vie d’adulte ballotée au gré des rencontres amoureuses. On s’amuse même de sa nouvelle facette de chantre écolo avec une parenthèse étonnante glissée en plein milieu du récit, dans laquelle Frédéric Beigbeder dresse le portrait de son ami Benoît Bartherotte, Don Quichotte des temps modernes qui a dilapidé toute sa fortune dans l’espoir de sauver le Cap Ferret de la montée des eaux.

Avec une lucidité et une franchise désarmantes – et une mélancolie nouvelle chez lui – Frédéric Beigbeder fait ainsi définitivement tomber les masques. Il amuse, comme toujours, mais surtout il émeut, comme rarement. Porté par la fulgurance de cette écriture quasi automatique, le récit décousu de sa vie forme une sublime mosaïque, celle d’un homme éparpillé qui parvient enfin à recoller les morceaux. Mémoires d’un jeune homme rangé, acte de renaissance, manifeste d’un trublion prêt à se jeter à corps perdu dans la littérature, Un barrage contre l’Atlantique est une œuvre riche, puissante et profonde. Et si, enfin, le grand écrivain, était né ?

Un barrage contre l’Atlantique, de Frédéric Beigbeder, Grasset, 272 p., 20 €. En librairie depuis le 05 janvier 2022.

À lire aussi

Article rédigé par