Tombée en désuétude depuis quelques années, la littérature horrifique revient d’entre les morts, mêlant les formes et les genres, entre fantastique et science-fiction, monstres, fantômes et introspection. La preuve avec trois bijoux d’épouvante parus ces dernières semaines.
| Model Home, de Rivers Solomon
Dans la famille un peu barrée des romans de maisons hantées, il y a les histoires destinées à divertir, qui se servent d’un terreau fertile pour explorer tous les mécanismes de la peur. Et puis, il y a les histoires qui vous rongent, qui font de ce lieu maudit le réceptacle de la noirceur humaine et des angoisses de notre époque. Model Home appartient sans l’ombre d’un doute à cette deuxième catégorie. À l’image de la science-fiction teintée d’afrofuturisme qu’elle déployait dans L’incivilité des fantômes, Rivers Solomon entremêle conte horrifique et questions raciales, rappelant l’entreprise menée au cinéma par Jordan Peele.
Et y ajoute l’engagement queer qu’elle mène depuis ses débuts. Son·sa protagoniste, Ezri, est non-binaire, afro-américain·e. Adulte, iel a fui le quartier fermé de Dallas où sa famille noire était vue comme une curiosité. Iel s’est surtout éloigné·e le plus loin possible de cette maison maudite, aux mains d’une présence maléfique. Mais le silence inquiétant de ses parents contraint Ezri à se confronter à nouveau à ce mal invisible et sournois, qui appuie là où ça fait mal, maltraitant sa santé mentale fragile, réveillant ses traumatismes familiaux et ses doutes identitaires. Une question alors de se poser : est-ce la maison qui est hantée ou Ezri qui traîne sa cohorte de fantômes depuis qu’iel est né·e ?
| Les yeux sont un morceau de choix, de Monika Kim
En un clin d’œil à peine, le bonheur parfait de Ji-won, étudiante américaine d’origine coréenne, s’est effondré. Son père a quitté le foyer familial pour refaire sa vie avec une autre, laissant sa mère dévastée, en pleine dépression, et sa petite sœur en proie à une sourde colère qu’elle venge en faisant la misère à son entourage. Surtout, les trois femmes se retrouvent soudainement sans argent, précarisées, encore plus exposées au racisme ordinaire qui vise les communautés asiatiques aux États-Unis. Alors, quand sa mère tombe sous le charme d’un Républicain blanc, mâle alpha, vulgaire, instable, qui l’observe en coin, de manière malsaine avec son regard perçant, c’est la goutte d’eau ; l’esprit de Ji-won vrille. Elle se met à rêver obsessionnellement de dévorer les grands yeux bleus de celui qui vient d’emménager chez elle.
Page après page, le récit s’enfonce dans l’étrangeté la plus inquiétante alors que le fantasme cannibale de l’héroïne grandit. Mais, derrière le délire horrifique, c’est bien une charge impitoyable contre la société américaine qui se déploie. Contre les fractures sociales et raciales, mais surtout contre l’emprise brutale du masculin et ses conséquences. Avec Ji-won, Monika Kim renverse la mécanique du prédateur et façonne un personnage de vengeresse, une femme qui désire purement et simplement s’approprier le corps des hommes. Sans oublier d’égratigner au passage une autre facette du patriarcat, déguisée celle-là, incarnée par Geoffrey, meilleur ami de Ji-won, en apparence féministe, mais finalement tout aussi toxique. Un roman d’horreur qui tape fort, qui vise juste et qui fait peur.
| Absolution, de Jeff VanderMeer
En découvrant le livre, d’abord, de la méfiance. Combien d’auteurs ont abîmé leur héritage en se lançant, des années plus tard, dans l’écriture d’un nouvel opus venu compléter l’univers de leur trilogie culte ? Puis, comme un poison lent, une curiosité malsaine, l’appel irrésistible de la Zone X, cette contrée animée par une force mystérieuse, hostile, qui engloutit et consume quiconque ose l’approcher.
Née de l’esprit de l’Américain Jeff VanderMeer, elle était loin d’avoir livré tous ses secrets. Car la trilogie du Rempart Sud et surtout son premier tome, Annihilation – merveille de thriller psychologique porté à l’écran par Alex Garland –, avait d’abord pour ambition de stimuler la peur jusqu’à la paranoïa, de se nourrir des doutes et des illusions du lecteur, quitte à provoquer chez lui de la frustration. Absolution ne vous apportera que peu de réponses sur la nature du mal, mais réussit le pari d’être à la fois un trésor pour les connaisseurs et une porte d’entrée électrisante pour les profanes.
Trois parties, trois expéditions pour raconter, dans une région où pullulent les signes avant-coureurs de la catastrophe – comme ces hordes de lapins cannibales –, les prémices de la confrontation avec la Zone X, entre établissement d’une frontière et mise en place d’une unité secrète chargée de contrôler la menace. Un retour aux sources pour poser une question, comme un point d’exclamation : qui, de la terrifiante entité présente à nos portes ou de la bureaucratie froide, tentaculaire, qui cherche à s’en emparer, est la plus dangereuse pour l’humanité ?