Après son sacre au Festival international du film d’Annecy, Ugo Bienvenu dévoile son long-métrage d’animation, Arco ; une fable SF poétique, lumineuse et pleine de contrastes. À l’occasion de sa sortie, ce 22 octobre 2025, L’Éclaireur a pu rencontrer ce réalisateur visionnaire pour qui les émotions sont au cœur du processus créatif.
Quel a été le déclic pour Arco ? Comment cette envie de cinéma s’est-elle imposée à vous en tant qu’artiste ?
J’avais sorti Préférence système en 2019, et le livre a rencontré un certain succès. Très vite, j’ai reçu beaucoup de propositions d’adaptations, souvent par de gros studios. Pour être honnête, j’en avais un peu marre des adaptations. Le cinéma souffre de ça : il repose énormément sur des œuvres qui n’ont pas été pensées pour lui. Alors, plutôt que d’adapter, je voulais proposer quelque chose d’original.
Comme on me sollicitait beaucoup, je me suis dit : “C’est peut-être possible, finalement, de faire un film.” Je me suis alors demandé quels films m’avaient construit, marqué et ému. Et je me suis rendu compte que, bien que mon travail s’adresse plutôt aux adultes, les films que j’aimais le plus étaient des films d’animation pour enfants.

Mais je ne voulais pas faire un film pour enfants, plutôt un film familial, afin que les parents prennent autant de plaisir à le voir que leurs enfants. Parce que les films pour enfants, on les regarde mille fois et, plus tard, on les revoit avec ses propres enfants. Alors je me suis dit : “Quitte à passer cinq ans de ma vie sur un projet, autant que ce soit quelque chose qui marque la vie des gens.”
Était-ce agréable de replonger dans vos références en imaginant ce film ? On sent un retour en enfance, aussi bien dans les thèmes que dans les techniques ou les personnages.
Quand je travaille – que ce soit en BD ou ailleurs –, je ne revois pas mes références. J’essaie de travailler sur le souvenir de ce que j’aime, pas sur les œuvres elles-mêmes. Sinon, on reproduit. Les films de mon enfance, c’étaient Casper, Jumanji, E.T., Les Goonies, puis, plus tard, Dragon Ball Z, Miyazaki… Mais je ne voulais surtout pas refaire ce que j’avais aimé en étant plus jeune. Notre travail, c’est d’actualiser le monde pour les spectateurs, de parler des mêmes choses, mais avec le regard d’aujourd’hui.
« Je me mets toujours à hauteur de mes personnages. Jamais au-dessus. C’est la condition pour respecter le spectateur. »
Ugo Bienvenu
Cette démarche-là rejoint ce que vous disiez sur l’adaptation : ne pas refaire, ne pas démontrer ce qu’on connaît déjà.
Exactement. Le cinéma d’aujourd’hui est très marqué par la cinéphilie de ceux qui le font. Je pense que les réalisateurs des années 1960 connaissaient beaucoup moins de films que nous. Ça leur donnait d’ailleurs peut-être plus de liberté. Moi, quand je travaille, j’essaie toujours de regarder ailleurs : quand je fais du dessin animé, je lis beaucoup ; quand je fais de la BD, je regarde des films. Sinon, on se retrouve à trop coller à ses références. Ce n’est pas une posture narcissique, c’est juste une manière de rester libre, de ne pas reproduire.

Vous venez de la BD. Comment ce médium a-t-il influencé Arco ?
Tout ce que j’ai fait avant a influencé Arco. Des clips, des courts-métrages, mes livres… Finalement, Arco, c’est la synthèse de 15 années de travail. Tout ce que j’ai cherché à produire de différent dans le milieu de l’animation, c’est comme si ce film en était l’aboutissement.
Ces cinq années de travail, justement : que représentent-elles pour vous aujourd’hui ?
Il y a une phrase de Paul Valéry qui m’a accompagné tout le long : “Que de choses il faut ignorer pour agir.” Si on savait vraiment à quoi on va être confronté, on ne se lancerait jamais. C’est tellement long, dur… Il y a tellement de vents contraires… Mais c’est une expérience incroyable. Et surtout, je suis fier d’avoir fait le film entièrement en France, à 98 % à Paris. Tout le monde nous disait que ce serait impossible, mais on a réussi, dans les coûts fixés, en payant bien les gens, en respectant le cadre social. C’était essentiel pour moi.

Arco s’expérimente à travers le regard d’Iris et Arco. Saviez-vous dès le départ que ce serait un film à hauteur d’enfants ?
Je crois que, dans tout ce que je fais, je me mets toujours à hauteur de mes personnages. Jamais au-dessus. C’est la condition pour respecter le spectateur. Quand on se place plus haut, on finit par tout lui expliquer et ça casse la magie. Moi, je veux qu’on vive avec les personnages, pas qu’on regarde un réalisateur faire quelque chose. Notre métier, c’est de créer de la catharsis, pas de la démonstration.
Selon vous, les personnages priment-ils sur l’histoire ?
Non, rien ne prime sur rien. L’histoire, les personnages, les émotions : tout se répond. Mais ce qui compte avant tout, ce sont les sentiments, les rires et les larmes. Je travaille souvent à partir de mes manques : ce qui me manquait au cinéma ces dernières années, c’était ça, l’émotion. J’avais envie de faire un film qui me touche, moi, et qui touche les autres. Un film qui respecte le spectateur en lui donnant de vraies choses à ressentir.
Arco est un film très lumineux et drôle, mais il évoque aussi l’effondrement de notre société. Peut-on parler d’un film engagé ?
Je me méfie du mot “engagé”. Aujourd’hui, tout le monde se dit engagé, mais peu de gens font réellement quelque chose. L’engagement, ce n’est pas un post Instagram. Je ne veux pas donner de leçons. Avec mon film, j’essaie juste de poser des questions : « Est-ce qu’on veut vraiment aller dans cette direction ? » Je crois qu’on s’est désengagés du monde, à force de technologie et de distance. Peut-être que la solution, paradoxalement, c’est de se reconnecter à ce qui fait de nous des humains : les émotions, les sensations, le partage, l’amour.

Cette idée de reconnexion se retrouve dans la métaphore de l’arc-en-ciel. C’était conscient dès le départ ?
Oui, l’arc-en-ciel est présent dans mon travail depuis longtemps, sans que je sache pourquoi. Et puis j’ai compris : c’est un symbole universel, un phénomène naturel vieux comme le monde, qui relie le ciel et la terre. Je voulais que les gens regardent l’arc-en-ciel autrement après avoir vu le film, comme Toy Story (1995) nous a fait voir différemment nos jouets au moment de sa sortie. Les bons films d’animation changent notre regard sur le réel.
Qui dit arc-en-ciel, dit aussi couleurs. Sur ce point, le film est une œuvre de contraste entre des couleurs très vives et très sombres. Comment trouve-t-on l’équilibre ?
Il y avait quand même un guide, au fond : l’arc-en-ciel, c’est quelque chose de physique, ça apparaît quand il fait beau et qu’il pleut en même temps. C’est donc une contradiction permanente, et c’est ça qui m’a servi de boussole. Dans mon travail, j’essaie de ne pas donner de leçons, de ne pas dire “voilà le bien, voilà le mal”. Je suis obligé de montrer les deux faces d’une même pièce. Par exemple, les robots sont formidables, mais, en même temps, ils permettent aux parents de ne pas être là. Et si les parents sont absents, c’est aussi parce qu’ils veulent offrir le meilleur à leur fille, en travaillant, en construisant un avenir. Tout est à la fois bien et mal, comme dans la vie. Tout a toujours plusieurs facettes. J’essaie de traduire ça, de montrer pourquoi c’est compliqué, pourquoi on en arrive là. Et peut-être qu’en se reconnectant à ce qui nous constitue vraiment – la simplicité des choses, les émotions, la lumière, la nature –, on peut espérer s’en sortir. C’est une proposition, pas une vérité.
Au fond, Arco est un film sur la diffraction de la lumière, sur la manière dont un même faisceau peut se diviser en plusieurs couleurs, plusieurs vérités. J’avais besoin de dire plusieurs choses à la fois : de plonger mes personnages dans le noir, puis de les ramener à la lumière, de les confronter à l’éternité. Pour moi, le lieu de l’éternité, ce sont les grottes. Ce sont des endroits où le temps s’arrête, où il n’y a plus de courbe. C’est là que mes personnages trouvent quelque chose d’essentiel : un espace hors du monde, hors du temps, pour mieux comprendre le réel.
Vous reconnaissez-vous dans vos personnages ?
Je pense que, quand on écrit des personnages, on est un peu ces personnages. Ce sont des fragments de nous-mêmes. Tous mes personnages sont une part de moi. Je trouve que les personnages sont vrais quand ils disent quelque chose qui ne vient pas directement de l’auteur, mais quand on est connecté à quelque chose de plus vaste, à l’univers.
« La SF permet de projeter à la fois le pire et le meilleur, de construire un univers qui questionne et inspire. »
Ugo Bienvenu
Chaque humain porte en lui le meilleur et le pire. Et c’est la lutte contre le pire qui nous rend meilleurs. Par exemple, Arco est un petit con. Il veut faire quelque chose, il n’a pas le droit, il fait une erreur, et pourtant c’est cette erreur qui sauve l’humanité. Et puis, il y a Iris. Je pense que c’est parce que j’ai grandi essentiellement entouré de filles que je les vois comme beaucoup plus brillantes. J’ai souvent du mal à dessiner des garçons. Pour moi, un garçon reste assez abstrait : il commence à incarner sa chair et à avoir de la substance vers 40-50 ans. Avant, c’est juste un corps en quête de détermination. Une fille, elle porte cette poésie dès le départ.

Les personnages masculins, c’est un vrai challenge de leur donner de la consistance. Dans mes histoires, beaucoup de mes personnages masculins sont stupides et ce qui les rend intéressants, ce sont les femmes autour d’eux. Dans Paiement accepté, le personnage masculin est centré sur lui-même, il dérange tout le monde, mais sa femme le rend humain, elle le remet à sa place. Dans Préférence système, c’est pareil : le gars croit être révolutionnaire, mais c’est sa femme qui lui dit la vérité. Arco, lui, ça va, parce que c’est un enfant. Au-delà de 15 ans et jusqu’à 45-50 ans, les hommes ne m’intéressent pas trop… ou, du moins, je ne m’y intéresse pas de la même manière.
Du coup, pourquoi ne pas avoir appelé votre film Iris ?
Parce que c’est par Arco que la magie arrive. C’est lui qui va changer le monde d’Iris, mais, au fond, le vrai véhicule, le vrai personnage auquel on s’attache, c’est Iris. Je trouve ça intéressant de donner des fausses pistes. Par exemple, dans Préférence système, jusqu’à la moitié du livre, on pense que c’est Yves le personnage principal, alors qu’en fait c’est Mikki et sa fille. Jouer avec ces impressions, surprendre le lecteur ou le spectateur, ça crée une dynamique de narration qu’on oublie un peu aujourd’hui.
C’est exactement ce que j’aime dans Arco : tu ne sais jamais vraiment ce qui va se passer au plan d’après. Tu entres dans une grotte et la surprise devient un vrai facteur narratif. Pour moi, c’est ce qui rend le récit vivant et captivant.
Le caractère SF du film faisait-il partie du projet dès le départ ?
Non, pas au départ. La SF est venue naturellement, à la fois parce que j’en produis depuis quelques années et parce que le contexte du film, pendant le Covid, ne prêtait pas à l’optimisme. Le monde n’allait pas très bien, et je ne pensais pas que ça irait mieux juste après. La science-fiction permet de dire la vérité aux enfants, comme les films de mon enfance. Ce sont des films qui montrent que le monde peut être dur, qu’il y a des conséquences à nos actes et qui préparent émotionnellement à la réalité. Je voulais que le film fasse pareil : passer par les émotions, même fortes, pour ensuite montrer que la confiance, l’attention aux petites choses et la créativité peuvent changer les choses.
Et puis, la SF permet de projeter à la fois le pire et le meilleur, de construire un univers qui questionne et inspire. C’est un outil narratif pour explorer les enjeux du monde réel tout en restant captivant pour les enfants et les adultes.
Arco, vous l’avez dit, c’est la conclusion de 15 années de travail. Quelle est la suite pour vous ? Avez-vous d’autres envies de cinéma ou de BD ?
Oui, il y a des idées de suites qui pourraient se développer en BD. J’ai aussi quelques albums que j’écris pour d’autres, et une idée de scénario de long-métrage. Toute ma vie, j’ai passé mon temps à me battre pour faire ce que je voulais, et tout le monde me disait “Oui, mais…”. Là, j’ai plutôt envie que les gens viennent me proposer des choses et que je puisse dire oui ou non, à mes conditions. C’est plus simple. Après tout ce travail, je veux profiter de la position qui m’est offerte, parce que le film a résonné mieux que ce que j’avais imaginé au départ.
J’ai des projets en attente, mais, cette fois, je veux que tout se fasse dans les conditions que je choisis, pas sous la pression du monde extérieur. Sur Arco, grâce à Félix de Givry, Sophie Max, Natalie Portman [ndlr, les producteurs du film] et toute l’équipe, on a réussi à préserver le long-métrage, ce qui a été incroyable, mais très exigeant. Maintenant, j’ai envie de créer dans des conditions encore meilleures, en respectant le travail de chacun, mais aussi ma liberté et mon indépendance. Et de le faire de la manière la plus paisible possible.