Trois romans printaniers réinventent le motif de la maison hantée dans des histoires originales et de brillants exercices de style. Entrez sans frapper.
C’est sans aucun doute le grand poncif des littératures de genre et notamment de la veine horrifique qui en a fait le terrifiant royaume des ombres où s’exercent peurs et fantasmes. Vieille bâtisse en ruines, inhabitée depuis des lustres, isolée, loin de tout, elle a été abandonnée parce qu’elle abritait en son sein des entités maléfiques, vestiges d’un traumatisme passé qui ne passe pas. Fantômes d’une personne assassinée, coincée entre deux mondes, monstre assoiffé de vengeance ou pire illusion d’un mal qui n’existe pas réellement : voilà ce à quoi vous vous confronterez en franchissant le seuil de la maison hantée. À la fois réceptacle et catalyseur de nos angoisses enfouies, elle dit aussi beaucoup des affres de la condition humaine et des sociétés qui nous font tenir ensemble. Pour le meilleur ou pour le pire.
Les grands chefs-d’œuvre du genre sont pour la plupart des classiques de la littérature gothique américaine, comme La chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe (1839) ou La maison aux sept pignons de Nathaniel Hawthorne (1851). Un héritage poursuivi magistralement par Shirley Jackson avec The Haunting of Hill House, paru en 1959 et qui inspira Stephen King dans l’écriture de son conte horrifique et clownesque Ça et surtout dans son roman culte, Shining (1977), mais aussi le showrunner prolifique Mike Flanagan.
Plus récemment dans La maison des feuilles (2000), monument de l’étrange, Mark Z. Danielewski a complètement twisté les frontières de ce matériau romanesque et l’a emmené dans des territoires inexplorés. Du côté des auteurs français, on signalera deux livres qui exploitent, à deux époques bien différentes, ce filon de manière originale. L’ensorcelée (1855) de Jules Barbey d’Aurevilly, grand apôtre du mystique au XIXe siècle, et Au bal des absents (2020) de Catherine Dufour, qui demeure aujourd’hui une prêtresse de l’imaginaire.
Aujourd’hui, trois livres passionnants s’aventurent à nouveau dans les couloirs de la maison hantée pour prolonger son héritage ou au contraire en faire le terreau d’une œuvre originale et inattendue.
| L’hôtel, de Daisy Johnson
Elle a à peine plus de 30 ans, mais la nouvelle prodige des lettres britanniques, Daisy Johnson, est déjà la gardienne d’une tradition littéraire chère à son pays : le roman gothique. Dans la lignée de Bram Stoker et de la virtuose Mary Shelley, passés à la postérité pour Dracula et Frankenstein, elle a façonné, avec Tout ce qui nous submerge (2019) et Sœurs (2021), une œuvre étrange, inquiétante, qui évolue à la lisière du fantastique. Pourtant, jamais, elle n’avait totalement embrassé le genre horrifique et poussé à fond le curseur de la peur. C’est désormais chose faite avec ce recueil de nouvelles qui revisite un des poncifs du genre : la maison hantée.
Quatorze récits qui jonglent avec les époques, mais qui nous ramènent toujours au même endroit : l’Hôtel des marais, effroyable demeure bâtie sur une terre maudite, un royaume des ombres dont la source maléfique semble être la chambre 63. D’ailleurs, le premier chapitre sonne comme un avertissement : « N’allez pas dans la chambre 63 (…) L’hôtel écoute tout ce que vous dites. L’hôtel guette. L’hôtel sait tout de vous. L’hôtel vous connaissait avant votre arrivée. L’hôtel n’est pas le même avec tout le monde. »
Ici, comme chez Joyce Carol Oates, les femmes sont tour à tour des héroïnes et des proies du mal qui rôde ici-bas. Et l’écriture de Daisy Johnson éblouit par son charme légèrement suranné et sa phrase toujours diablement maîtrisée. L’alliance parfaite du style et de l’effroi. Edgar Allan Poe, es-tu là ?
| La nuit ravagée, de Jean-Baptiste Del Amo
Il fallait bien tout le talent et l’irrévérence de Jean-Baptiste Del Amo, Goncourt du premier roman avec Une éducation libertine (2009) et Prix du roman Fnac avec Le fils de l’homme (2021), pour publier le tout premier conte horrifique de la prestigieuse et si sage « Blanche » de Gallimard. Reprenant tous les poncifs savoureux du genre – la bande d’adolescents trop curieux, la maison abandonnée, les bestioles dégoutantes –, il nous propulse dans une redoutable machine à cauchemars.
Mais, en bon connaisseur des romans de genre, l’auteur sait que l’exploration de nos peurs et de nos passions morbides est le parfait catalyseur d’une réflexion plus profonde sur les démons qui rongent les hommes et les sociétés. Avec des conclusions presque plus terrifiantes que l’histoire qu’il a imaginée.
| La maison hantée, de Michèle Audin
Avec de l’expérience, on apprend à se méfier des titres de romans. Ne vous attendez pas à plonger, avec le livre de la mathématicienne, écrivaine et adepte de l’Oulipo Michèle Audin, intitulé La maison hantée, dans un monde fantastique où la peur s’aventure aux frontières du réel. Mais la référence est savamment choisie, car il est bien ici affaire de fantômes qui ne sont pas ceux que vous croyez. À travers la découverte, de nos jours, d’un carton de souvenirs par une bibliothécaire, l’autrice reconstitue la vie d’un immeuble de Strasbourg lors de l’Occupation allemande, alors que l’Alsace était rattachée au Reich. Elle fait revenir à la vie ses habitants et notamment ces jeunes garçons qui, en août 1942, firent partie d’un contingent de plus de 100 000 hommes, alsaciens et mosellans, enrôlés de force dans la Wehrmacht et, surtout, dans la Waffen-SS contre toutes les lois en vigueur, aucun d’eux n’étant né en Allemagne.
Obligés de céder à l’appel pour protéger leur famille, honteux de porter l’uniforme de l’ennemi, envoyés se faire massacrer sur le front de l’Est, ceux qu’on appelle « les malgré-nous » furent les victimes expiatoires du monstre nazi. Delphine, l’héroïne qui mène l’enquête, arpente les couloirs de l’histoire torche à la main, comme elle s’enfoncerait dans les couloirs sombres d’une maison hantée par la douleur. Avec un symbole déchirant qui illustre toute la folie des hommes, le massacre bien connu d’Oradour-sur-Glane où les Alsaciens en fuite furent du côté des victimes et les Alsaciens enrôlés de force furent du côté des assassins. Édifiant.