Toujours inspiré par l’actualité, Jul revisite le conte La Belle et la Bête. D’abord destiné aux élèves de CM2, l’album paraît en librairie après que l’Éducation nationale a fait marche arrière. Rencontre avec le bédéaste qui revendique l’humour comme fondement d’une société en bonne santé.
Quel est votre premier souvenir du conte La Belle et la Bête ?
C’est une histoire qui fait tellement partie du patrimoine qu’on est jamais vraiment capable de se souvenir de la première fois qu’on l’a entendue. Mais j’imagine qu’on a dû me la raconter le soir avant de m’endormir, avant même que je sache lire. Je ne fais pas partie de cette génération qui a grandi avec le dessin animé Disney, j’étais déjà adulte quand il est sorti. La première interprétation de La Belle et la Bête que j’ai vue c’est le film de Jean Cocteau, sorti en 1946, avec Jean Marais. C’est un film absolument incroyable, dont tout le mystère réside dans ces intérieurs qui s’allument tout seul, avec le feu qui brûle soudainement dans la cheminée. Cet univers à la fois inquiétant et magique m’a toujours plu.
Dans votre version, la Belle a des origines méditerranéennes, ses sœurs sont addicts aux réseaux sociaux et les personnages s’appellent en visio. Vous prenez de la distance avec les nombreuses adaptations en films et en dessin animé qui l’ont précédée. Pourquoi avoir choisi de renouveler ces représentations, notamment avec l’idée que cet album s’adressait, à l’origine, à des élèves de CM2 ?
Le but de l’opération Un livre pour les vacances est de faire lire un classique à des élèves qui, spontanément, ne seraient pas allés vers ce patrimoine. Pour faire connaître cette histoire qui date du XVIIIe siècle, il fallait qu’il y ait quelques clins d’œil à leur époque, d’où les anachronismes dans le dessin. Ce qui est extraordinaire avec ce conte, c’est que l’héroïne n’est jamais décrite physiquement. Dans Blanche Neige, on sait qu’elle a de beaux cheveux noirs, la peau très blanche, etc.
Dans La Belle et la Bête, il n’y a que des descriptions morales ; on connaît les caractères des personnages, mais on ne sait jamais à quoi ils ressemblent. C’est valable aussi pour la Bête, qui pourrait être un asticot géant, Pikachu ou un alien. C’est génial d’avoir cette liberté en tant que dessinateur. La Belle, je l’imaginais plutôt brune, avec de belles boucles qui descendent sur ses épaules, et la Bête comme une espèce de touffe de poils un peu rigolote version Barbouille des Barbapapa. Dans le conte, on ne dit pas non plus qu’on est en France, on ne décrit pas de choses qui pourraient nous placer dans un contexte précis. C’est un conte qui se veut universel !
Qu’est-ce qui, dans le texte d’origine, résonne avec notre monde contemporain ?
La version du conte écrite par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont en 1756 raconte des choses universelles et intemporelles. La Belle et la Bête met en scène des rapports de force familiaux : les sœurs sont déprimantes et sordides et le père élève tout seul ses enfants, c’est vraiment une histoire de parent isolé.
Le récit pose aussi la question des rapports de force entre les hommes et les femmes. C’est quand même une fille qui est donnée en otage à une espèce de monstre et ce n’est pas complètement anodin dans une société contemporaine qui s’interroge sur les inégalités et les violences envers les femmes. Et, en même temps, c’est la vertu des contes : ils interrogent et mettent en scène les passions sombres de l’humanité pour qu’on en prenne conscience. En ça, c’est très moderne.
L’Éducation nationale a finalement choisi de ne pas distribuer l’album aux élèves de CM2, notamment en raison de planches qui mettent en scène la consommation d’alcool ou l’usage des réseaux sociaux. Dans quelle mesure la fiction et l’humour peuvent-ils sensibiliser les enfants à ces sujets ?
Ce sont des prétextes qui ne correspondaient pas à la réalité de l’album que j’ai réalisé. C’est une extrapolation du contenu du livre. Les quelques apparitions de bouteilles ou de téléphones portables ce sont deux ou trois vignettes sur un livre de 90 pages. Prenez Capitaine Haddock dans Tintin qui est constamment avec une bouteille à la main ou Astérix et Obélix qui engloutissent des tonneaux de vin ou encore Les Dalton qui finissent en prison…
Ce sont des sujets qui sont intrinsèques à la littérature jeunesse, comme dans Le Géant de Zéralda ou Les Trois Brigands de Tomi Ungerer, il y a toujours des ivrognes. Ce sont des scènes familières pour beaucoup de jeunes enfants. Tous les profs vous le diront : c’est la vocation de l’école d’apprendre le second degré, d’apprendre à s’interroger, de faire son propre jugement, d’exercer sa liberté de l’œil. C’est la grande richesse des contes, du dessin et de l’humour : avoir des références communes.
Pourquoi avoir décidé de le publier malgré tout ?
Ce livre est vraiment chouette ! Et, avec l’éditeur, on s’est dit qu’il n’y avait pas de raison pour qu’il tombe aux oubliettes. Même s’il n’y a pas un million d’élèves qui vont le recevoir dans leur foyer comme c’était prévu, l’album sera disponible en librairie, puis dans les bibliothèques et les CDI des écoles. Il faut que ce livre existe, qu’il rayonne auprès de chacun, quelles que soient ses origines sociales et culturelles, que ce soit un patrimoine, que ce soit généreux et républicain.

Il est rigolo, frais et ingénu et on aurait tort de s’imaginer que c’est un brûlot ou une espèce de pamphlet. Il y a une vertu de l’humour qui nous élève tous collectivement. Cette année marquait les dix ans de l’attentat de Charlie Hebdo ; ce n’est pas anodin que ce genre de livre ne puisse pas être diffusé. Mais c’est vraiment magnifique qu’il puisse finalement paraître aujourd’hui.