Le cinéaste propose une nouvelle version du mythe dans un film esthétiquement brillant et aux thématiques fortes, qui se prend parfois à son propre piège. En salle le 25 décembre 2024.
Après le film de sorcière, le film de sirènes lovecraftien et le film de Vikings, Robert Eggers s’attaque à un autre pan important de la culture fantastique : le film de vampire. Mais, plutôt que de partir avec une histoire entièrement originale, il choisit de proposer une nouvelle itération du plus célèbre des vampires, Dracula. Ou plutôt, une version bien spécifique de Dracula, Nosferatu.
Son long-métrage, esthétiquement incroyable, questionne ainsi le mythe en 2024 et fait apparaître des thématiques intéressantes. Seuls son rythme en dent de scie et sa créature au design surprenant viennent assombrir un tableau splendide.
Nosferatu ou Dracula ?
Nosferatu, Dracula… Les deux noms coexistent souvent, représentent la même chose, mais sont pourtant deux œuvres bien distinctes. L’origine est simple. En 1922, Friedrich Wilhelm Murnau réalise Nosferatu, le vampire et offre au cinéma l’un de ses plus beaux chefs-d’œuvre. Seulement, le cinéaste veut adapter le roman Dracula de Bram Stoker, publié en 1897, mais le studio, Prana Film, n’en a pas les droits.
Pour contourner le problème, ils renomment les personnages (Dracula devient Orlok), changent le lieu de l’intrigue (de l’Angleterre à l’Allemagne) tout en conservant une structure similaire (leur causant un procès pour plagiat). Le comte Orlok est le comte Dracula sans vraiment l’être, et Nosferatu, le vampire crée son propre mythe, grâce au design terrifiant de la créature, qui, plus que représenter le mal à l’état pur (comme Dracula), est associé à la pestilence, la maladie, l’infection.
Quelques décennies plus tard, un autre réalisateur allemand emblématique, Werner Herzog, propose un remake de Nosferatu avec Nosferatu, fantôme de la nuit (1979), et redonne aux personnages leur nom d’origine (le vampire se nomme Dracula) tout en conservant la parenté avec le Nosferatu de Murnau, autour de l’histoire, du design du vampire et de sa résolution. En 2024, c’est au tour de Robert Eggers de proposer son propre Nosferatu, avec une approche contemporaine, mais respectueuse du mythe.
L’intrigue se déroule en 1838 en Allemagne, alors que le jeune Thomas Hutter (Nicholas Hoult) est envoyé en Transylvanie pour finaliser une transaction immobilière avec un noble local, le comte Orlok, qui désire quitter ses montagnes isolées.
Thomas laisse derrière lui sa femme, Ellen (Lily-Rose Depp), victime d’hallucinations, qui voit régulièrement dans ses rêves le comte Orlok. La nature de ce dernier est bien vite révélée alors qu’il rejoint l’Allemagne.
La détermination féminine au cœur de l’intrigue
Puisque Robert Eggers reprend une histoire connue de tous et déjà vue au moins deux fois sur grand écran – sans compter les dizaines d’adaptations de Dracula –, il se confronte de lui-même au jeu de la comparaison. Son Nosferatu doit se démarquer, proposer quelque chose d’inédit, de novateur, au risque de tomber dans l’oubli ou de ne présenter qu’un intérêt relatif. Le cinéaste semble l’avoir compris en décidant d’offrir le rôle principal au personnage d’Ellen. Plus que les autres, elle est au cœur du récit et se démarque des précédents films sur Nosferatu par sa place, son importance et son rôle moteur dans l’action.
Pour l’incarner, Lily-Rose Depp trouve le premier grand rôle de sa carrière et s’emploie corps et âme dans cette partition complexe et intense. Nosferatu est une histoire d’émancipation féminine, dans un monde régi par les hommes, par le désir et par le pouvoir. Seule l’apparition d’une créature au sommet de la chaîne alimentaire viendra bouleverser le statu quo établi, quand les hommes se révéleront impuissants.
Depuis longtemps, le mythe du vampire a été associé à la sexualité, au désir, à la mort, ou encore à la romance (avec notamment le Dracula de Francis Ford Coppola). Robert Eggers enlève la romance de l’équation et son vampire n’est que représentation du désir inavoué, de la mort et de la maladie (qu’elle soit physique ou mentale).
Le comte Orlok façon Eggers a tout d’un cadavre mouvant, incarné avec force par la voix et dans le regard par Bill Skarsgård, qui trouve un nouveau rôle de monstre à sa hauteur après le terrifiant Pennywise de Ça. Mais si la voix et l’ombre font sensation, la révélation du vampire en lumière casse le mystère offert au début du film.
Sans trop en dévoiler, on peut vous dire que le compte Orlok s’éloigne drastiquement du mythe tel que vu chez Murnau ou Herzog. Eggers innove, casse les codes, surprend, mais crée aussi le rejet avec un design marqué, assumé et qui ne convainc pas toujours. Bill Skarsgård est suffisamment puissant pour permettre de passer outre, mais ce Nosferatu, contrairement aux deux premiers, fonctionne surtout dans la pénombre et dans l’obscurité.
Cela représente finalement bien tout le paradoxe du film : s’émanciper d’un mythe presque étouffant, tout en conservant certains indispensables. Parfois, Robert Eggers est pris à son propre piège et on se prend à imaginer ce qu’il aurait pu offrir sur une histoire originale, ou même sur une adaptation du Dracula de Bram Stoker – plus riche dans ses thèmes, ses rebondissements et ses personnages que la structure admise de Nosferatu.
La longue introduction du film, lorsque Thomas arrive au château du comte – copie conforme à l’introduction de Dracula, justement – en est le meilleur exemple. Embrassant entièrement l’aspect gothique et macabre de l’histoire, Robert Eggers livre plusieurs séquences impressionnantes, somptueuses, marquées par la peur grandissante du personnage incarné par Nicholas Hoult – très bon dans son rôle – et par la découverte du lieu. Entre ses plans séquences, ses décors et sa photographie, Nosferatu est esthétiquement l’un des plus beaux films de l’année et toutes les scènes se passant dans la forêt, sous la neige ou dans ce château gris désolé sont particulièrement marquantes.
Concilier les mythes et les obsessions
À l’inverse, quand Robert Eggers doit retrouver le cadre de son histoire en Allemagne, il se perd dans un rythme en dent de scie, qui a du mal à trouver son allure et enchaîne les péripéties liées à des archétypes ou des personnages-fonctions. Aaron Taylor-Johnson et Willem Dafoe (qui incarne une sorte de Van Helsing) jouent dans un autre registre que le trio de tête et s’intègrent mal à l’histoire, en faisant trop dans le jeu et l’interprétation.
Tout le second acte du film, bien que développant les thèmes esquissés lors de l’introduction, dessert le long-métrage et il faut attendre la résolution pour revenir à une intensité perdue au milieu, avec à nouveau des séquences splendides et une conclusion qui ne trahit pas l’essence de Nosferatu, tout en étant sienne. Enfin, Robert Eggers parvient à composer et à offrir l’un des plus beaux derniers plans de l’année, rien que ça.
Le réalisateur continue en réalité d’explorer les questions déjà abordées dans le reste de sa filmographie autour de la foi, de la croyance et des mythes. Comme dans The Witch (2015), The Lighthouse (2019) ou The Northman (2022), les personnages deviennent entiers lorsqu’ils acceptent de croire ou décident de réfuter, modifiant de facto leur destinée, pour le meilleur ou pour le pire. En cela, le mythe du vampire et ce qu’il représente (rejet de la vie ou rejet de la mort) semble logique au regard des obsessions de Robert Eggers.
Pourquoi Nosferatu, alors, et pas Dracula ? Probablement pour revenir à une créature plus repoussante et trancher avec la vision désormais trop séductrice que le comte Dracula a sur grand écran (et qu’il n’a pourtant pas chez Bram Stoker), tout en développant l’attirance et la tension sexuelle entre ses deux personnages principaux (le comte Orlok et Ellen).
Parvenant au délicat équilibre d’être repoussant, gore, crade, tout en étant des plus esthétiques, Nosferatu est la confirmation que Robert Eggers est un cinéaste ainsi qu’un auteur cohérent dans sa filmographie, aux thèmes et aux obsessions récurrents.
Son nouveau film s’inscrit ainsi dans la lignée des précédents : clivant. Adhésion absolue ou rejet total sont effectivement à prévoir. Entre les deux, Nosferatu est un film qui peut surprendre, dérouter, surtout pour les plus aguerris du mythe, tout en donnant envie d’y revenir, de se l’approprier et de creuser un peu plus ce qu’Eggers a voulu raconter.
Parfois, il n’apporte rien de nouveau à Dracula ou même à Nosferatu (Eggers s’attaque après tout à deux maîtres du cinéma) et le design de son comte Orlok fera assurément débat pendant longtemps. À d’autres moments, plus inspiré, il réinterroge le mythe du vampire avec passion en le confrontant à une approche plus féministe et confirme bien que l’attrait pour la créature la plus effrayante de la fiction n’est pas prêt de disparaître. Pas tant que des auteurs décideront de s’en emparer et de lui offrir un nouveau visage.
Nosferatu, de Robert Eggers, avec Lily-Rose Depp, Bill Skarsgård, Nicholas Hoult, Willem Dafoe, Aaron Taylor-Johnson et Emma Corrin, 2h13, au cinéma le 25 décembre 2024.