Avec 30 millions de boîtes vendues en 2021, le secteur du jeu de société se porte très bien en France. Durant la dernière décennie, les éditeurs ont connu une croissance continue à deux chiffres, grâce à l’engouement du public pour leurs créations de plus en plus qualitatives. Aujourd’hui, le jeu n’est plus un simple loisir, mais un véritable outil culturel.
À Nérac, petite ville rurale du Sud-Ouest, le rugby et la chasse occupent les premières places dans la catégorie des loisirs dominicaux. Mais, depuis quatre ans qu’il s’est installé là, Nicolas Zeutzius a attiré une clientèle passionnée par un tout autre hobby : le jeu de société. Le fondateur d’ADN Jeux et créateur d’Exégèse parcourt la région pour répondre aux demandes des particuliers, mais également des entreprises, des bars associatifs ou des acteurs publics qui lui réclament des après-midi jeux de société, des escape games ou des murder parties. Désormais, tout le monde veut jouer. « Je vois venir des gens qui sont déjà connaisseurs ou qui sont poussés par leurs amis dans mes animations, raconte-t-il. Certains sont juste nouveaux dans le coin et veulent rencontrer du monde dans un cadre sympathique. Ils s’aperçoivent qu’on peut proposer des choses ludiques et innovantes dans la vraie vie et pas seulement sur les écrans ! » Ce constat, Nicolas n’est pas le seul à le faire. Depuis quelques années, le phénomène ludique s’est propagé dans toute la France.
Un secteur en pleine croissance
Selon l’étude NPD Groupe pour l’Union des éditeurs de jeux de société, le chiffre d’affaires du secteur pour l’année écoulée serait de 360 millions d’euros, soit 11 % de plus qu’en 2020. Et les Français ne seraient pas les seuls à avoir l’esprit joueur, puisque 70 % des recettes des éditeurs hexagonaux seraient réalisés à l’export. Tout le monde cède à la fièvre du jeu ! Selon Simon Villiot délégué général de l’UEJ et cofondateur des éditions BLAM !, ce serait lié à deux épiphénomènes : « Une offre de jeux de société adultes s’est développée depuis dix ans, avec des jeux qui ne sont ni très longs ni trop complexes, ce qui a séduit un public plus large. Et, dans le même temps, un public qui a grandi dans un milieu ludique, notamment grâce aux jeux vidéo, a voulu continuer de jouer une fois adulte. Ces gens avaient les moyens pour et ne voulaient pas seulement se retrouver devant un écran, mais aussi autour d’une table entre amis. »
Martin Vidberg, dessinateur au Monde et conseiller pour le Festival international des jeux de Cannes ajouterait également une troisième composante pour expliquer ce succès : le boom du poker. « Ça a commencé à être popularisé au début des années 2000 et c’était un jeu d’argent, certes, mais avec des mécaniques derrière qui faisaient s’intéresser aux stratégies, au bluff, à la psychologie des adversaires presque plus qu’aux cartes qu’on avait en main. Ça a montré qu’on pouvait jouer autrement que simplement en lançant des dés et en s’en remettant au hasard. Donc ça a attiré un public plus large vers des jeux de société, que l’on qualifie de moderne, comme Dixit ou Les Colons de Catane, qui ont des mécanismes intelligents. » Et, une fois que les Français ont retrouvé le plaisir de s’amuser entre amis, ils n’ont plus voulu arrêter. Heureusement pour eux, le marché a de quoi répondre à toutes leurs envies, tant par la variété des jeux proposés que par leur qualité.
La French Touch ludique
Aujourd’hui, le monde du jeu de société français regroupe près de 5 000 professionnels, parmi lesquels de nombreux artistes qui bouillonnent d’idées. C’est un petit monde, certes, mais il ne cesse de s’agrandir depuis les années 1980, avec l’apparition du premier Festival international des jeux à Cannes. Ce dernier est passé de 10 000 festivaliers à sa première édition à 110 000 aujourd’hui. « Au départ, lors des soirées du Off, on n’était que quelques-uns, entre experts et professionnels du monde du jeu, se souvient Martin Vidberg. Ces dernières années, c’est monumental, on a même du mal à entrer dans la salle. Ça prouve que le salon est devenu un événement culturel similaire à ceux du monde du livre et du cinéma. » Car le jeu est bien un produit culturel comme un autre. C’est d’ailleurs un des chevaux de bataille de l’UEJ, qui œuvre à sa juste reconnaissance. Petit à petit, Simon Villiot et ses comparses arrivent à faire entendre leur message : « On se rend compte que les gens ont plus de considération pour les auteurs, les créateurs, les illustrateurs… »
Ce n’est pas un hasard. Le public se rend tout simplement compte de la qualité des contenus proposés par les éditeurs français : « Nous essayons d’avoir une vision plus artistique, plus culturelle, de défendre autre chose que le jeu que l’on va chercher à commercialiser massivement en grande surface à destination des enfants », explique Simon Villiot pour résumer l’approche actuelle. Et c’est une recette qui marche, à tel point que la France est devenue leader mondial dans le secteur ludique, juste devant l’Allemagne. Tout ça grâce au talent des créateurs tricolores, qui savent allier amusement et culture. « L’Allemagne est un gros marché, mais très spécifique, avec quelques jeux qui se vendent beaucoup, mais qui n’est pas trop diversifié », estime le délégué général de l’UEJ.
« En France, il y a vraiment une grande créativité qui s’exporte partout. On aime bien marier les différents arts, donc on fait de beaux jeux, avec un contenu riche et un fond un peu historique. Nos créateurs vont chercher leurs inspirations culturelles partout dans le monde, un peu comme peuvent le faire les compositeurs de la French Touch. Certains parlent même de mise en scène pour l’environnement de jeu qu’ils déploient sur les tables. »
Apprendre en s’amusant
À ces évolutions artistiques s’est ajoutée une nouvelle approche ludique. Désormais, les game designers ne cherchent plus seulement à inventer des règles destinées à gagner à tout prix, mais veulent également offrir une nouvelle expérience aux joueurs. « On est moins dans un rapport comme la belote où on optimise pour faire le plus de points, résume Simon Villiot. On est dans un rapport de découverte d’un univers, d’une histoire, d’une ambiance. Le matériel nous raconte quelque chose autour d’un thème, d’un sujet et donne envie d’en apprendre plus en allant chercher dans des livres, des films… » Cet aspect n’est pas passé inaperçu auprès d’organismes institutionnels. À Nérac et dans sa région, les sites culturels et les centres de loisirs font ainsi appel à Nicolas Zeutzius pour qu’il les aide à promouvoir autrement les richesses du patrimoine local, comme le château d’Albret, régulièrement transformé en aire de jeu pour des murder parties.
« Ils se rendent bien compte que c’est une autre manière de valoriser le patrimoine que le public ne prend pas toujours le temps de découvrir, tout simplement car tout le monde n’est pas attiré par les mêmes formes de culture. Le jeu est une forme de culture supplémentaire qui permet d’amener les gens à découvrir d’autres choses et surtout dans les lieux physiques. »
Et ce n’est qu’une de ses nombreuses vertus. Le fondateur d’ADN Jeux explique ainsi que les entreprises font appel à lui car elles se sont aperçues que cette activité permettait d’aller plus loin dans l’exploration de la gestion des conflits et des risques, tandis que le monde de l’éducation profite de ses animations pour améliorer le développement personnel des enfants ou pour lutter contre la dyslexie. Autant de qualités qui assurent un bel avenir à ce secteur, dont la croissance n’est pas près de s’arrêter. Encore moins depuis la crise du Covid.
Immunisé contre la crise
Comme le constate Martin Vidberg, lors des confinements, « beaucoup de gens se sont retrouvés chez eux et sont venus vers le jeu de société ». Faute de pouvoir profiter d’autres activités, ils ont trouvé dans celle-ci un bon palliatif car, en fin de compte, « le jeu de société, c’est de la culture à la maison ». Même constat du côté de l’UEJ : le confinement a mis en valeur les bienfaits des jeux de société. « Il a permis de toucher de nouveaux publics, en mêlant toutes les générations, des gens qui connaissaient sans acheter, ou ne jouaient pas en famille. On le voit aussi dans les médias, on a eu des articles sur les activités à faire à la maison et le jeu de société est venu assez naturellement. Durant cette période, on a vu une accentuation des ventes de best-sellers. »
Seul bémol, les productions plus confidentielles ont eu du mal à se démarquer, faute de salons pour assurer leur promotion, mais également à cause des problèmes d’approvisionnement créés par la crise. Mais le fait de voir leurs produits bloqués en Chine a fait réfléchir les éditeurs français. Désormais, ils cherchent à relocaliser leur production, renforçant le dynamisme du secteur. « Certains éditeurs avaient anticipé ces problèmes dès le printemps dernier et on a aujourd’hui sur les étals des jeux made in France. C’est une très bonne chose, c’est la dernière qui manquait au secteur car on n’arrivait pas à avoir des usines compétitives sur la production de certains produits comme les jeux de cartes, avec les tirages spécifiques au monde du jeu de société. » Ainsi, jouer n’est plus un simple loisir, c’est une façon de contribuer à la croissance économique de notre pays. L’excuse parfaite pour tous ceux qui ont envie de passer plus de temps à s’amuser entre amis ou en famille.