Critique

Mère de Wajdi Mouawad : penser les plaies

29 novembre 2021
Par Félix Tardieu
Wajdi Mouawad et Aïda Sabra dans "Mère"
Wajdi Mouawad et Aïda Sabra dans "Mère" ©Tuong-Vi Nguyen / Théâtre de la Colline

Avec Mère, l’écrivain et metteur en scène Wajdi Mouawad poursuit son cycle Domestique entamé en 2008. Le directeur du théâtre national de la Colline donne à entendre les lamentations d’une femme, résonnant dans le théâtre comme retentissent en son âme blessée les nouvelles d’un pays lointain qui vole en éclats.

« Depuis la mort de ma mère, je n’ai plus pleuré » : c’est ainsi que Wajdi Mouawad interpelle son public d’entrée de jeu, brouillant d’emblée la frontière entre la scène et le réel. Ici, pas de lever de rideau : lorsque le metteur en scène annonce au public la durée de la pièce et présente les conditions de la représentation, le spectacle a en réalité déjà commencé. Nous sommes donc prévenus : nous pénétrons dans un monde de fantômes réanimés par l’écriture de Mouawad. Après Seuls et Soeurs et avant Père et Frères, Mère prolonge un cycle de créations où l’homme de théâtre creuse au fond de sa mémoire et rejoue le quotidien d’une famille meurtrie par la guerre civile libanaise : exilé à Paris cinq années durant, le jeune Wajdi assiste impuissant à l’effondrement psychique de sa mère, incarnée dans une débauche d’énergie saisissante par Aïda Sabra. Les dialogues, pour la grande majorité en arabe, sont surtitrés et offrent quelques décalages sémantiques non dénués d’ironie. Le Wajdi Mouawad d’aujourd’hui effectue quant à lui de petits déplacements sur le plateau, bouge un canapé, ouvre une fenêtre imaginaire, fait pivoter la table à manger par-là, installe un micro par ici : autrement dit, il règle les détails et fait de sa propre mise en scène un objet d’étude.

Dans Mère, Odette Makhlouf interprète Nayla, la grande soeur de Wajdi ©Tuong-Vi Nguyen / Théâtre de la Colline

La pièce – entachée d’une polémique liée à la participation musicale de Bertrand Cantat, condamné en 2004 pour l’assassinat de Marie Trintignant, et à la présence de Jean-Bierre Baro, metteur en scène visé par une plainte pour viol classée sans suite, à la programmation du théâtre – est ainsi un concentré de ces cinq années passées dans leur meublé parisien du XVe arrondissement où le jeune Wajdi, biberonné à Goldorak et aux tubes de la fin des années 1970, apprend le français et se détache lentement d’une mère devenue incapable d’aimer, rongée par l’angoisse de ne plus jamais pouvoir retourner chez soi.

Dans cet espace domestique où Jacqueline Mouawad ne laisse rien filtrer, Wajdi et sa soeur (son frère, Naji, est hors champ et sera certainement au coeur de la dernière pièce du cycle) s’enquièrent du monde extérieur à travers le poste de radio, les dessins animés et le journal de 20h présenté sur Antenne 2 par Christine Ockrent, qui tient son propre rôle sur scène et incarne en filigrane cette lente désagrégation du noyau familial. Mais Mouawad n’ira pas jusqu’à rejouer la mort de sa mère, ni l’exil précipité au Canada : il travaille plutôt à faire revivre ces visages et ces corps familiers dans un concentré d’espace et de temps par la seule force du souvenir et de l’écriture théâtrale, épaulés par des sons, des images, mais aussi des odeurs qui émanent des plats préparés à longueur de journée : une empreinte mémorielle qui jure avec l’amertume du conflit et le goût acide de l’absence. 

Ce qui est ennuyeux avec la mémoire, c’est qu’elle croit toujours savoir quand elle ne fait que raconter des histoires.

Wajdi Mouawad, Mère

Un continuum alors subtilement brisé par le dialogue fantasmé du Mouawad d’aujourd’hui avec sa mère à bout de forces, au cour d’une nuit d’insomnie, tandis que le jeune garçon sommeille encore. Petit théâtre de l’intime qui révèle la foi à toute épreuve du metteur en scène, pour qui le théâtre constitue sans doute l’endroit idéal pour se raconter et mettre des mots sur une souffrance indicible.

Wajdi Mouawad et son double ©Tuong-Vi Nguyen / Théâtre de la Colline

Infos pratiques
Mère de Wajdi Mouawad au Théâtre de la Colline (Paris 20e) – du 19 novembre au 30 décembre 2021 – 2h15 – avec Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent, Aïda Sabra et en alternance : Emmanuel Abboud, Théo Akiki, Dany Aridi et Augustin Maîtrehenry – Billetterie par ici

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste