Alors que l’industrie française du jeu s’est imposée comme leader européen de son secteur, les festivals et salons tentent de ménager la chèvre et le chou en offrant les meilleures expériences possibles, aussi bien aux professionnels qu’au grand public.
Les voilà qui affluent par dizaines de milliers vers le Palais des congrès de Cannes, attirés par le bruit des dés qui rebondissent sur un plateau de jeu. Joueurs, auteurs, éditeurs et autres journalistes spécialisés se rassemblent une nouvelle fois pour la grand-messe cannoise du milieu ludique. Mais s’ils n’étaient que 10 000 pour sa première édition, en 1986, ces dernières années, le Festival international des jeux (FIJ) fait le plein – un peu trop parfois –, jusqu’à dépasser les 170 000 entrées. Il faut dire que pour toute l’industrie ludique, c’est the place to be. Voilà pourquoi Romain Foucault a pris son bâton de pèlerin et a rejoint les autres éditeurs, dès le jeudi 22 février, pour participer aux festivités.
Chouchouter les pros…
Pour l’occasion, lui et son associé, Vincent Lafarge, se font épauler par deux animateurs afin que les deux stands, public et privé, de Two Manta, soient bien garnis et que la jeune maison d’édition aveyronnaise puisse présenter son nouveau jeu, Spring Festival. Car, s’il faut parfois jouer des coudes pour pouvoir s’installer à une table en tant que simple joueur, il est également important de se démarquer en tant que professionnel et encore plus en tant que petit éditeur.
Non pas seulement pour convaincre les potentiels acheteurs, mais aussi pour s’adresser comme il se doit aux autres acteurs du secteur. « C’est bien de faire jouer les gens et c’est aussi pour ça que l’on fait ce métier, explique ainsi Romain. Mais il y a des moments où l’on doit parler aux professionnels pour promouvoir nos jeux. »
Les gros groupes peuvent se permettre de louer des salons privatifs en marge du FIJ, mais, pour les plus petits Poucet, tout se joue dans l’enceinte du festival où il faut être bien visible. Pas tant pour faire des ventes – puisque « c’est déjà bien si elles couvrent les frais logistiques » – que pour convaincre leurs interlocuteurs de faire affaire avec eux.
« Pour avoir du crédit, il faut se donner le moyen d’en avoir et si on n’est pas présents sur les gros événements, les auteurs qui ont de petites pépites entre les mains estimeront qu’on n’est pas capables de promouvoir leurs jeux correctement et ils ne nous présenteront pas leurs projets. »
Une logique qui vaut aussi pour les distributeurs, qui ne verraient pas l’intérêt de s’investir pour un éditeur qui ne fait pas d’efforts ; les boutiques qui savent qu’elles ne vendront pas un jeu dont personne ne parle ; ou même les différents influenceurs qui viennent sur les salons pour percevoir les tendances ludiques des mois suivants.
Autant de raisons d’être présent à Cannes, en février, ou à Vichy, en septembre, deux salons qui gâtent les professionnels auxquels ils offrent des moments privilégiés afin de parler affaires. Mais ce ne sont pas les seuls événements qui ont compris ce besoin du secteur. À Parthenay, le célèbre FLIP se met lui aussi au diapason d’un milieu en pleine révolution.
Étienne Delorme, coordinateur du festival depuis 2012 au sein de la communauté de commune de Parthenay-Gâtine, et compagnon du FLIP depuis 2000, a suivi ces changements de très près. Il constate que « le marché du jeu s’est professionnalisé extrêmement rapidement ces 15 dernières années, et de façon encore plus prononcée ces cinq dernières. Jusqu’en 2010, on se sentait encore dans une espèce de secteur de niche où tout le monde se connaissait, et où il n’y avait finalement qu’une faible concurrence très amicale. Aujourd’hui, on est dans un système où le secteur ludique français a pris la pole position en Europe et pratiquement dans le monde. Du coup, les éditeurs ont un intérêt fort à placer leurs produits face à une offre de plus en plus importante. »
Pour cela, il faut faire connaître et faire jouer, et Parthenay fait en sorte que les éditeurs puissent le faire dans de bonnes conditions. La commune a ainsi acquis pour 210 000 €, en 2022, un bâtiment transformé en véritable Palais des jeux avec notamment des espaces de réunion, et loue, depuis plusieurs éditions déjà, une douzaine de lieux commerciaux éphémères pour les professionnels qui souhaitent profiter d’un espace qui leur est entièrement consacré durant la durée du FLIP. Sans compter l’aide logistique pour le stockage et l’approvisionnement des stands en jeux qui représentent un coût et une organisation non négligeables pour les éditeurs sur ce festival, où « trois jeux sont vendus par minute ».
… Sans oublier le public
Avec tous ces efforts faits pour les acteurs du secteur, on pourrait presque se demander s’il reste du temps et de l’argent à consacrer aux joueurs. Anne Mazé, présidente de l’Association des ludothèques françaises, est particulièrement attentive à cela. Car, si, en tant que professionnels du jeu, elle et ses collègues apprécient le fait de pouvoir échanger avec d’autres et faire connaître leurs structures durant les salons, l’ALF tient à ce que « personne ne s’enferme dans un entre-soi ou dans une vision réductrice du jeu ».
Cela tient à l’ADN de l’association, dont l’objectif « est que le jeu reste une activité conforme aux valeurs de solidarité, d’émancipation et de transformation sociale, et ne devienne pas juste un business ». Mais c’est aussi une crainte née de l’observation des évolutions dans d’autres milieux qui ont connu des succès fulgurants.
Pour les ludothécaires, les festivals doivent ainsi conserver une certaine mixité des publics, tout en se préservant « de ce qui se passe habituellement dans les secteurs en expansion, à savoir que l’intérêt financier prenne le pas sur l’intérêt humain, jusqu’à dégoûter tout le monde ou jusqu’à faire baisser la qualité des créations et propositions ».
Étienne Delorme est sur la même longueur d’onde et assure que les 450 intervenants quotidiens présents durant les deux semaines du FLIP ont le même souhait. Mais c’est un vrai challenge d’offrir une bonne expérience à tous quand on passe de 25 000 visiteurs, en 1986, à plus de 230 000 ces dernières années.
Maintenir, voire améliorer, la qualité des prestations proposées gratuitement nécessite désormais un budget de 700 000 euros, auquel « il faut ajouter toutes les dépenses invisibles liées à la mise en œuvre de l’intégralité des services de la communauté de communes et de la ville partenaire, prévient Étienne Delorme. Cela représente presque 200 000 euros investis, surtout en temps humain et en prêts matériels ». Sans compter l’effort fourni par tout le territoire pour proposer une offre en services hôteliers et autres pour accueillir autant de monde.
Et encore, le festival de Parthenay a la chance d’être organisé à l’échelle de toute une ville et est donc un peu moins confronté aux problèmes d’espaces rencontrés par les manifestations se tenant dans des lieux clos, comme à Cannes. Face à l’afflux trop important de joueurs, le FIJ a dû revoir à la hausse l’espace occupé au Palais des congrès, tout en rendant l’entrée payante pour les adultes et en fournissant des pass réservés aux professionnels pour un accès anticipé et plus calme au salon. Autant de mesures testées de-ci de-là pour payer la rançon du succès, en tentant d’éviter de sacrifier l’âme de ces événements sur l’autel du business.