Critique

Les Frères Karamazov dynamitent le Théâtre de l’Odéon

04 novembre 2021
Par Félix Tardieu
"Les Frères Karamazov "(d'après l'oeuvre de Fiodor Dostoïevski), mis en scène par Sylvain Creuzevault
"Les Frères Karamazov "(d'après l'oeuvre de Fiodor Dostoïevski), mis en scène par Sylvain Creuzevault ©Simon Gosselin

Dans une mise en scène contemporaine et épurée, Sylvain Creuzevault s’attaque une nouvelle fois au grand auteur russe Fiodor Dostoïevski en adaptant ici son ultime chef-d’œuvre, Les Frères Karamazov.

Tâche apparemment insurmontable que de mettre en scène Les Frères Karamazov. Publié en 1880, il s’agit du dernier roman de Fiodor Dostoïevski (1821-1881), un des plus grands écrivains du XIXe siècle, auteur d’une œuvre monumentale – Les carnets du sous-sol (1864), Crime et châtiment (1866), L’Idiot (1868-1869), pour ne citer qu’eux – et traversée par des interrogations philosophiques sur l’existence de Dieu, le bien et le mal, les idéaux, la culpabilité, la passion aveugle et le ressentiment. Sur la scène de l’Odéon, Sylvain Creuzevault poursuit ainsi son dialogue avec l’oeuvre dostoïevskienne après s’être attelé à une adaptation des Démons (1871) en 2018, mais aussi après avoir organisé des ateliers de pratique théâtrale autour de Crime et châtiment et Les carnets du sous-sol, monté des scènes de L’Adolescent (1875) avec une troupe d’élèves-comédiens et adapté le passage du « Grand Inquisiteur », moment phare des Frères Karamazov.

Mis en scène à l’Odéon à l’automne dernier et conçu comme un préambule de la pièce que l’on peut voir aujourd’hui, « Le Grand Inquisiteur » est un poème philosophique raconté par Ivan Karamazov à son frère Aliocha, qui imagine Jésus revenir sur Terre au moment de l’Inquisition espagnole : provoquant des miracles sur son chemin, le Christ est envoyé en prison par l’Inquisiteur et condamné au bûcher, car sa réincarnation est alors un obstacle au gouvernement de l’Église. Creuzevault finissait par convoquer sur scène des figures d’inquisiteurs modernes – Staline, Trump, Thatcher – pris au coeur d’une grande masquarade, fidèle à ce que le philosophe russe Nicolas Berdiaev voyait dans ce passage célèbre du roman : un appel à « démasquer » le Grand Inquisiteur « partout où il se trouve », soit un sommet d’anarchisme contrastant avec la foi nationaliste affichée ailleurs par l’écrivain. Le Grand Inquisiteur y était incarné par Sava Lolov, qui dans Les Frères Karamazov endosse de nouveau le rôle de l’homme d’Église en la personne du Starets Zossima. 

Les Frères Karamazov (d’après l’oeuvre de Fiodor Dostoïevski), mis en scène par Sylvain Creuzevault © Simon Gosselin

Pour Les Frères Karamazov, Creuzevault rebat les cartes et redistribue les rôles, à l’exception d’Arthur Igual qui retrouve le personnage d’Aliocha Karamazov et Creuzevault lui-même dans la peau de son frère Ivan, la voix de la raison – d’un rationalisme exacerbé, du moins. Tous les démons intérieurs de Dostoïevski se retrouvent ici en chair et en os et partagent le même sang : Dmitri, le sensuel, le jouisseur ; Ivan, l’athé convaincu, le sceptique ; Aliocha, figure sainte, simple d’esprit qui ne peut qu’aimer son prochain ; et aussi Smerdiakov, l’enfant illégitime et épileptique (comme l’était lui-même Dostoïevski), réduit au rang de domestique. Tous ces rejetons Karamazov, mus par des idéaux irréconciliables et réunis autour d’un père détestable, font circuler l’esprit de contradiction propre à Dostoïevski. À partir d’une intrigue policière apparemment simple – qui a tué le père ? – se cristallise la grande question métaphysique, le grand paradoxe, qui anime l’écrivain russe : l’existence de Dieu et sa justification. Notamment inspiré par la lecture que Jean Genet (1910-1986) fait des Frères Karamazov, Creuzevault extrait d’un matériau apparemment rebutant – en témoignent les 1300 pages du roman – une sève absurde et féroce, une « bouffonnerie à la fois énorme et mesquine » (Jean Genet, L’Ennemi déclaré, Gallimard, 1991) qui passe son temps à renverser sur leurs têtes les tentatives d’explications psychologiques des personnages. De cela, le metteur en scène se délecte.

Les Frères Karamazov (d’après l’oeuvre de Fiodor Dostoïevski), mis en scène par Sylvain Creuzevault © Simon Gosselin

La pièce est avant tout portée par une troupe de comédiens et de comédiennes époustouflants, transformés d’un rôle à l’autre, à l’aise dans sur tous les registres et dans tous les genres. Nicolas Bouchaud est étourdissant dans la peau de l’irascible père Karamazov puis de l’avocat outrecuidant ; Blanche Ripoche, qui incarne Katerina, est méconnaissable en Smerdiakov, le rejeton inavoué du père Karamazov ; ou encore Sava Lolov en Starets puis en procureur. Vladislav Galard endosse le rôle de Dimitri, coupable idéal du parricide, dans une débauche d’énergie et de folie vertigineuse. Servane Ducorps est à la fois touchante et drôle en Grouchenka, déjouant sans cesse sa perversité apparente. Loin de coller à la peau d’un personnage, les comédiens sont ici aptes à incarner une panoplie d’archétypes et à sauter d’une émotion à l’autre en un battement de cil. La pièce ménage ainsi les grands questionnements de l’œuvre dostoïevskienne – comment justifier l’existence de Dieu dans un monde d’où déborde la souffrance ? rétorquerait Ivan – par des scènes pleines d’ironie, frôlant parfois le burlesque, à l’instar de la scène de la veille funéraire. Dans ce roman-fleuve où « il ne reste que de la charpie », dixit Genet, « l’allégresse commence ».

Les Frères Karamazov (d’après l’oeuvre de Fiodor Dostoïevski), mis en scène par Sylvain Creuzevault © Simon Gosselin

Creuzevault enferme alors ses personnages dans un décor immaculé et quasi vierge d’images, à l’exception de l’icône byzantine qu’Aliocha porte toujours sur lui, comme pour supporter sur ses épaules le poids de la croyance dans un monde où la foi est ébranlée de toutes parts. « Si Dieu est mort, tout est permis » peut-on lire sur les murs, placardé tel un slogan politique ; murs qui sont aussi bien des portes que des frontières, dans un espace scénique où tout est déréalisé – et où, donc, tout est possible. Le jeu sur l’image, dans son versant technologique (notamment durant toute la scène du procès), donne à la pièce une dimension résolument contemporaine qui transpose toute l’acidité de Dostoïevski dans le présent de l’action. Ici, pas de levée ni de tombée de rideau : Creuzevault sort l’espace théâtral de son opacité et fait de la salle un espace vivant, où les personnages partagent d’entrée de jeu l’espace avec les deux musiciens – Sylvaine Hélary et Antonin Rayon tout en parcimonie – comme avec le public. On pénètre ainsi dans la salle comme dans un petit laboratoire, où les choses ont déjà commencé, où l’expérience est déjà en cours. La prouesse de Creuzevault est là : sans être obnubilé par la masse du texte, le metteur en scène parvient à réactualiser l’essence des Frères Karamazov en l’infusant dans notre époque. D’après ses dires, le metteur en scène cherche alors moins à adapter Dostoïevski au théâtre qu’à « “dostoïevskiser” le théâtre ».

Compte-rendu de l’expérience : une solution extrêmement corrosive.

Infos pratiques
Les Frères Karamazov (d’après Fiodor Dostoïevski) – mise en scène Sylvain Creuzevault – Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris 6e), du 22 octobre au 13 novembre 2021 – 3h15 avec entracte.

À lire aussi

Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste
Pour aller plus loin