La nouvelle œuvre de Zoe Thorogood est une plongée intense dans la vie d’une autrice talentueuse qui signe l’un des plus beaux albums de ces dernières années. Un chef-d’œuvre.
Pour un lecteur de bande dessinée, de comics, de mangas ou de toute autre œuvre utilisant le médium du dessin, il arrive parfois d’être confronté à un titre si fort qu’il rappelle pourquoi l’art est essentiel. It’s Lonely at the Centre of the Earth (HiComics) de Zoe Thorogood en fait incontestablement partie, tant l’album arrive à procurer une décharge émotionnelle d’une authenticité absolue, résonnant forcément quelque part avec le parcours du lecteur.
Un roman autobiographique, comme le précise la couverture, qui dépeint six mois de la vie de son autrice, jeune prodige du comics et de la BD en proie à ses propres démons, ses doutes, ses espoirs, ses rencontres et ses déceptions, tout en souffrant de dépression depuis son adolescence. « Cela s’est fait organiquement, précise l’artiste à L’Éclaireur. J’ai commencé à dessiner ce qui était en train de m’arriver à ce moment-là dans ma vie, sans prévoir que cela serait un album. J’ai posté quelques planches en ligne et les retours étaient si authentiques, me demandant quand cela serait édité, que j’ai commencé à y réfléchir et à envoyer des pages à Image Comics. Et c’est devenu un livre. »
Dans It’s Lonely at the Centre of the Earth, Zoe Thorogood a ainsi conscience qu’elle transforme un essai en roman graphique, tout en continuant d’affronter les aléas de la vie et son travail d’autrice-dessinatrice.
Six mois de vie pendant lesquels elle accueille le succès de sa première bande dessinée, Dans les yeux de Billie Scott (Bubble), tout en dessinant le comics Rain (HiComics) écrit par Joe Hill (le fils de Stephen King, auteur du comics Locke and Key, adapté en série sur Netflix en trois saisons) et en gérant les interactions sociales, familiales, amicales et amoureuses du mieux qu’elle peut.
Le spectre de la dépression est là, ainsi que les différentes facettes de l’autrice. Entre mal-être, pulsions suicidaires, syndrome de l’imposteure et dévalorisation de soi, le quotidien n’est pas des plus simples, mais l’art se fait refuge.
À travers celui-ci, Zoe Thorogood trouve un semblant de réconfort, apaise certaines blessures et permet en même temps d’apaiser celles des lecteurs, avec une narration des plus ambitieuses, organique, qui brise toutes les conventions artistiques pour aller dans la direction que l’autrice choisit.
Son histoire, son œuvre, ses règles. « It’s Lonely n’a pas été créé ou dessiné dans l’ordre. Je n’avais aucune idée de l’agencement des pages jusqu’à la deadline. » Cette rencontre entre la forme et le fond – qui se répondent continuellement – fait de It’s lonely at the Centre of the Earth un modèle d’art séquentiel.
La maîtrise totale de l’art visuel
Zoe Thorogood n’hésite pas à se livrer et à dévoiler des moments très intimes et personnels de sa vie. « Je voulais que le livre soit à propos de moi et de mes propres problèmes, sans dépasser les limites concernant mes proches », précise-t-elle.
Pour ce faire, elle utilise différents styles graphiques et visuels, et adapte la narration à son propos et à son état. Omnipotente, elle n’hésite pas à s’adresser au lecteur, à interrompre le récit, à le stopper net, à le lancer dans une direction différente ou même à le recommencer. La lecture est vivante, autonome et le lecteur est à la fois en contrôle absolu – il tourne les pages – et obligé de se laisser aller à un lâcher-prise salvateur, conscient que tout existerait de son propre fait même s’il choisissait de fermer l’album.
Cette liberté artistique a une portée vertigineuse tant tout devient possible. Le titre questionne presque sa propre réalité, joue avec les symboles et ne rentre dans aucune case. Trop souvent, l’industrie cherche à cataloguer les œuvres de Zoe Thorogood entre bande dessinée, roman graphique ou même comics et manga. It’s Lonely at the Centre of the Earth est un peu de tout ça et plus encore, pour atteindre un statut unique et personnel d’expression artistique. Véritable collage et montage d’épisodes de vie à travers la métaphore, le symbole et la vérité.
C’est cet élément qui a plu à Sullivan Rouaud, directeur de collection d’HiComics, qui inaugure avec l’album une nouvelle collection, « HiGraphics ». « Je suis particulièrement heureux de lancer cette ligne avec It’s Lonely et avec Zoe. Ça me semblait naturel. »
Avec ses thématiques fortes, l’album peut être difficile à lire par moments. Les sujets abordés sont frontaux, ils explosent à travers les pages sans sommation et révèlent à quel point le quotidien d’une personne malade est une histoire d’un pas après l’autre, d’apprentissage constant et d’imprévisibilité souvent difficile à gérer.
It’s Lonely at the Centre of the Earth dévoile également les coulisses de l’industrie de la bande dessinée et du comics. La notion de délai, la création artistique, le regard des autres sur son œuvre, l’attente générée par un succès…
L’enjeu de la planche
Zoe Thorogood questionne tout et utilise chaque case pour étayer son propos, s’incarnant dans plusieurs alter ego, utilisant un anthropomorphisme inversé pour les personnages et s’affranchissant des codes classiques de la narration.
Elle se met en scène, met en scène son art et utilise différentes approches pour soutenir les aspects les plus importants, de la couleur au langage, de la métaphore à la suggestion.
Elle extériorise grâce au trait et invite le lecteur à faire de même grâce à l’œil.
Le processus artistique ressenti est forcément fascinant à observer. « C’est un ressenti naturel, précise-t-elle. J’imagine la scène comme si c’était de l’animation. Je n’écris pas de script. J’imagine la scène dans ma tête et après je rembobine et la joue un peu différemment. Qu’est-ce qui est important dans cette scène ? Où est-ce que la caméra doit être ? Sur quel personnage faut-il insister ? D’où vient l’émotion ? Je m’arrête sur ces éléments, et ça sera la planche ! »
Derrière la densité du propos, il y a un attachement instantané à l’histoire découverte. L’humour noir et les nombreux jeux visuels n’empêchent pas la vulnérabilité et l’authenticité de naître à chaque instant, la personnification de la dépression revenant sans cesse dans le cadre. Entre la solitude et la tristesse évoquée, It’s Lonely at the Centre of the Earth pourrait passer pour une œuvre trop difficile à appréhender, mais Zoe Thorogood ne manque jamais d’humaniser toutes les situations et, surtout, d’instaurer un grand sentiment d’espoir, malgré la difficulté.
La conclusion, d’une grâce absolue, confirme le statut de chef-d’œuvre de l’album et démontre à nouveau de toute la subtilité de son autrice. « La fin est le segment le plus planifié de tout l’album. Je l’ai imaginé quand j’étais environ à la moitié de l’ouvrage et j’ai presque écrit un script juste pour cette fin. C’est la dernière chose qui reste avec le lecteur, c’est important. »
Pour un lecteur de romans graphiques, de bandes dessinées, de comics ou de mangas, il arrive, parfois, d’être confronté à un titre si fort qu’il rappelle pourquoi l’art est essentiel.
It’s Lonely at the Centre of the Earth procure cet effet, incontestablement, mais parvient aussi et avant tout à rappeler pourquoi, en tant que lecteur, on aime profondément le neuvième art.
It’s Lonely at the Centre of the Earth, de Zoe Thorogood, HiComics, 208 p., depuis le 17 janvier en librairie.