À quel point les technologies peuvent-elles booster notre cerveau ? Décryptage avec le professeur de psychiatrie Raphaël Gaillard à l’occasion de la sortie de son livre L’Homme augmenté – Futurs de nos cerveaux.
Quand on entend parler d’implant cérébral, c’est généralement dans les œuvres de science-fiction ou dans les annonces fantaisistes d’Elon Musk. Cependant, la recherche avance réellement à ce sujet, avec tout ce que cela comporte d’espoirs et d’inquiétudes. Avec son livre L’Homme augmenté – Futurs de nos cerveaux, Raphaël Gaillard, professeur de psychiatrie et directeur de pôle universitaire de psychiatrie à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, fait le point sur ces technologies.
Pourquoi avez-vous voulu écrire ce livre ?
Je trouve qu’il y a beaucoup de fantasmes autour de cette question de l’augmentation de l’homme et je me suis dit qu’il fallait clarifier les choses. La première clarification étant que ce n’est pas de la science-fiction, c’est déjà une réalité. J’ai donc commencé par décrire en quoi c’était une réalité, ensuite quelles pouvaient être les conséquences – surtout dans mon champ, celui de la santé mentale – et enfin, ce qu’on pouvait imaginer pour prévenir et limiter certaines de ces conséquences. Mais la première démarche était déjà de l’ordre de l’inventaire : est-ce que c’est de la science-fiction ou une réalité ?
Vous démontez quelques mythes qui viennent justement de toutes ces histoires, par exemple l’idée qu’avec un implant cérébral, on pourrait apprendre n’importe quelle compétence comme dans Matrix. Mais le cerveau n’est pas un simple disque dur. En quoi est-ce plus compliqué que ça en a l’air ?
C’est surtout que le cerveau est un magma de neurones qui sont très nombreux : il y en a 85 milliards qui ont chacun 1 000 à 10 000 connexions. Il n’y a pas une connexion qui donne accès à tout, il n’y a pas de port USB du cerveau. Ces classiques de la science-fiction, par exemple l’idée qu’on pourrait transférer un cerveau sur un disque dur, se heurtent donc à une réalité très concrète : il n’y a pas un port USB qui donne accès à l’ensemble du cerveau et qui permette ce type de contact, parce que le cerveau n’est pas construit comme un ordinateur. Même dans les films Avatar, où les Na’vi se connectent avec leur queue, il y a cette idée que tout le monde aurait un port USB. Ça, clairement, c’est de l’ordre de la science-fiction.
Pour autant, ce qu’on peut faire, c’est mettre en contact des puces de silicium avec certaines parties du cerveau pour augmenter certaines compétences en lien avec cette partie-là du cerveau.
Dans le livre, vous évoquez aussi des conséquences que pourrait avoir la généralisation de ces puces. Ce qui arrive déjà, c’est que les entreprises qui les fabriquent peuvent faire faillite et complètement laisser tomber leurs patients.
Ça, c’est un point important qui existe dans la science-fiction avec le genre du cyberpunk : cette idée que l’on puisse vivre dans un monde un peu déglingué où il y a à la fois des prouesses technologiques et un désordre ambiant.
C’est une réalité malheureusement aussi aujourd’hui pour des êtres humains : les neurotechnologies sont souvent mises au point par des startups ultra-inventives… qui ne survivent pas toujours d’un point de vue économique, donc il arrive qu’elles abandonnent des patients avec des implants sans que personne ne puisse les entretenir, les mettre à jour, changer la pile, etc. Ça, c’est déjà une réalité très cyberpunk. Ça va être un enjeu important de faire en sorte que l’on n’abandonne pas des patients avec des implants qu’on ne sache pas entretenir.
Vous affirmez que “l’augmentation de l’homme creuse les inégalités plus qu’elle ne les aplanit” et que c’est d’autant plus vrai pour le cerveau. Vivrons-nous réellement dans une société divisée entre l’élite augmentée et le peuple normal ?
Il y a plein de questions là-dedans. Il y a la dimension financière, celle qui distingue ceux qui ont les moyens de ceux qui ne les ont pas. Elle pourrait entraîner une différence d’accès aux technologies : certains auraient les moyens de s’augmenter avec des techniques robustes et efficaces, quand d’autres n’y auraient pas accès et seraient dans une espèce de bricolage. On voit très bien ça encore une fois dans le cyberpunk, ces individus qui récupèrent à la caisse des bras robotisés qu’ils arrivent plus ou moins à s’implanter versus ceux qui ont la panoplie complète du Robocop.
Mais mon propos est plus radical encore : je pense que certains cerveaux ne supporteront pas cette augmentation. Mon exercice quotidien de psychiatre, c’est de constater que les troubles mentaux sont ultrafréquents et touchent à peu près toutes les familles. Si on prend juste la schizophrénie, c’est 1 % de la population générale. Si on prend juste la dépression, c’est une personne sur cinq sur une vie entière, donc c’est ultrafréquent. C’est partout pareil, c’est une caractéristique des êtres humains.
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L’une des explications que l’on a, c’est que notre cerveau est d’une telle complexité qu’il ne se supporte plus. Il est superpuissant, il nous permet de faire des choses qu’aucune autre espèce ne peut faire, mais ça a un coût : de temps en temps, ça dérape, ça déraille, il y a des bugs. C’est ça les troubles mentaux. Et si c’est déjà le cas au niveau de complexité où l’on est, quand on va augmenter le cerveau, ça sera encore plus fréquent. Certains cerveaux supporteront l’augmentation, et puis il y en a qui ne la supporteront pas et qui seront frappés de troubles mentaux.
Si je fais une comparaison non technologique qui serait pharmacologique, il y a plein de gens qui ont essayé la cocaïne, qui ont passé une soirée peut-être un peu plus excitée qu’une autre, mais ça ne leur a pas fait grand-chose. D’autres n’ont jamais pu décrocher. Il y a une inégalité, en fait, entre ceux pour qui cette consommation est restée ponctuelle et festive, et ceux pour qui c’est devenu une maladie.
Vous parlez aussi de quelques pistes pour minimiser le plus possible ces risques que vous évoquez parce que, de toute façon, on ne peut pas aller contre la course à la technologie, elle est déjà lancée.
Je pense que c’est une illusion d’invoquer des moratoires et des contraintes éthiques. Ça existe déjà pour soigner des patients et la frontière entre réparation et augmentation est très difficile à tracer. Ensuite, on sait très bien qu’il existe des pays où les contraintes éthiques ne sont pas les mêmes que dans nos sociétés occidentales, que c’est un peu une vue de l’esprit de penser que l’on évitera cette transformation. Il vaut donc mieux réfléchir à la façon de s’y préparer, plutôt que de se dire qu’il ne faut pas y aller.
Je me suis dit qu’il fallait voir ce que l’humanité avait connu en termes d’hybridation, puisque l’on parle ici d’hybridation humain-machine et cerveau-machine. Il y en a une qui m’a paru déterminante dans l’histoire de l’humanité, c’est l’avènement de l’écriture. Écrire quelque chose, c’est l’externaliser, le mettre en dehors de soi. On se le réapproprie ensuite par la lecture. En quelque sorte, le livre, c’est déjà le premier disque dur externe.
À partir du moment où vous mettez les informations en dehors de vous, c’est comme avoir accès à Google : vous n’avez plus besoin de le retenir, puisque c’est écrit quelque part. Ça a été la grande aventure de l’humanité, celle qui nous a fait passer dans l’histoire et nous a fait sortir de la préhistoire. Une aventure pas toujours anodine – Emma Bovary finit par se suicider à force d’avoir lu des romans d’amour, Don Quichotte devient chevalier à force d’avoir lu des romans de chevalerie –, mais, dans l’ensemble, une aventure réussie pour l’humanité.
Mon hypothèse, que je ne peux pas garantir scientifiquement, mais dont le raisonnement me paraît tenir, est que, puisque c’est fondamentalement le même processus d’hybridation et que cette expérience a été réussie, on devrait utiliser cette hybridation humain-livre pour se préparer à notre hybridation technologique.
Quand je dis ça, je ne tourne pas du tout le dos à la technologie, ce qui serait aberrant pour un enfant en 2024, parce que la technologie est partout. Par contre, on peut dire à un enfant et ses parents que sa préparation à l’hybridation technologique passe par ce qui a marché chez l’Homo Sapiens, à savoir la grande hybridation de l’écriture et la lecture. C’est très différent. On ne tourne pas le dos aux technologies, on insiste sur le fait qu’il faut qu’on sache profiter de notre expérience à l’échelle collective de l’humanité.