Longtemps mise de côté ou méprisée, la littérature de genre s’est invitée magnifiquement dans la rentrée littéraire française. Une revanche inattendue.
Grave et Titane de Julia Ducourneau, Teddy des frères Boukherma, La Nuée et Acide de Just Philippot, Le Règne animal de Thomas Cailley ou, plus récemment, Vincent doit mourir de Stéphane Castang : depuis un ou deux ans, la jeune garde du cinéma français s’est emparée massivement du cinéma de genre pour affirmer sa liberté créative et interroger les vices et vertus de nos sociétés tourmentées.
Films noirs hallucinés et fantastiques, films catastrophes ou d’horreur, monstres et bêtes de foire : leur imagination s’en donne à cœur joie et déploie des univers dérangeants, terrifiants qui pourfendent nos certitudes sans ménagement. Un nouvel âge d’or pour une typologie de films qui a pourtant toujours eu du mal à se faire une place au pays de La Nouvelle Vague et du drame social.
Gonflés à bloc par l’inventivité de ces réalisateurs prometteurs, désireux des bousculer les habitudes du cinéma à la papa, les jeunes romanciers français ont décidé cette année de se mêler à la fête et de tenter, eux aussi, le pari du genre. Un défi de taille quand on connaît les préjugés de Saint-Germain-des-Prés. Tour d’horizon d’une rentrée littéraire placée sous le signe de l’audace et de l’imaginaire.
L’anticipation pour mieux se frotter au présent
Dans un monde qui voit le présent se dérober sous ses pieds et s’inquiète de la teneur d’un futur qui s’assombrit de jour en jour, l’anticipation devient peu à peu une veine littéraire majeure. Au point même de concourir pour les plus prestigieux des prix d’automne.
On a bien cru cette année que Lilia Hassaine allait créer la surprise au Renaudot avec Panorama, un polar futuriste éblouissant doublé d’une fable politique corrosive. 2049, la Nouvelle Révolution a balayé les institutions françaises et instauré une démocratie populaire qui sacre la Transparence. À l’intérieur de leurs maisons vitrées, les citoyens partagent leur intimité dans une forme de surveillance généralisée. Flic de l’ancien monde, Hélène est appelée pour enquêter sur une famille des beaux quartiers qui s’est volatilisée.
Étonnant contrepied littéraire pour Lilia Hassaine qui nous surprend avec un roman d’anticipation aux accents Damasien. Transparence et surveillance, mise à mort du privé, aliénation volontaire et totalitarisme technologique : elle transforme les obsessions de l’époque en matière première d’un habile roman policier.
Pour la débutante Juliette Oury, l’anticipation prend la forme d’une dystopie érotico-culinaire. Dans Dès que sa bouche fut pleine, une des œuvres les plus inventives et les plus puissantes de la rentrée, elle imagine un futur proche dans lequel la place de la nourriture et du sexe sont inversées. Manger est devenu un acte obscène et tabou. Le sexe, lui, s’assume et s’expose partout. Dans ce nouveau monde chaotique, Laetitia, lassée par une vie de baises intempestives et de nourriture sans goût, décide de s’inscrire à un cours de cuisine clandestin pour découvrir les plaisirs interdits du palais. C’est malin, c’est drôle, c’est acide. Du genre divertissant et engagé qui tire à boulets rouges sur les contradictions coupables de nos sociétés.
L’engagement, c’est peut-être ce qui définit le mieux le travail de Lauren Bastide. Journaliste, créatrice du podcast La Poudre, elle lutte au quotidien contre les inégalités de genre. Pour son entrée en littérature, elle a choisi l’anticipation afin d’interroger la folle destinée du monde. Après l’essai Futur·es, comment le féminisme peut sauver le monde, publié l’année dernière, elle s’essaie pour la première fois au roman et nous offre une science-fiction féministe qui bouscule et donne du grain à moudre.
Nous sommes en 2060, l’humanité n’en a plus pour longtemps et se prépare au grand jour, la FDM comme on l’appelle, pour fin du monde. Pour sa dernière journée sur cette Terre, une femme revit tous les combats qui ont jalonné sa vie. À travers ses engagements, c’est le monde d’avant et sa descente aux enfers qu’elle nous conte ; c’est aussi le courage de ceux qui se sont battus corps et âme pour le sauver ; c’est enfin le tragique d’une planète et d’une vie à jamais condamnées. Un conte philosophique beau et terrifiant.
Noir, c’est noir
Une des particularités du genre, ce qui fait le sel de cette littérature aux frontières du réel, c’est de nous confronter à nos peurs les plus farouches, d’éveiller le mal le plus terrible pour mieux le disséquer, comprendre ce qui l’anime. Et dans ce domaine, Nicolas Chemla est un maître incontesté. Romancier possédé, il semble avoir signé un pacte avec le diable.
Son œuvre est traversée par une présence démoniaque, une puissance maléfique qui agit dans l’ombre. Dans Murnau des ténèbres déjà, il racontait le dernier tournage chaotique du réalisateur culte et occulte de Faust et Nosferatu. Avec L’Abîme, il avance plus loin encore dans l’obscurité. Roman gothique aux accents très XIXe, entre Le Horla de Maupassant et Là-bas de Huysmans, il se présente à nous sous la forme d’un journal intime et raconte la descente aux enfers d’un Américain à Paris qui semble habité par le Malin. Messes noires, orgies mystiques, rites sataniques : page après page, notre homme s’enfonce toujours un peu plus loin, comme s’il avait jeté son destin aux chiens.
Pour son premier roman, Raphaël Zamochnikoff revisite quant à lui le classique de la maison hantée. Arty, un enfant de 11 ans, est convaincu que sa maison a essayé de l’étrangler. Avec ses amis, il va tout faire pour percer ce secret et ainsi sauver sa famille du danger. Un roman horrifique très pop et cinématographique à mi-chemin entre Stranger Things et Stephen King.
Autre admirateur du maître du genre américain, Jérémy Fel lui rend hommage à chacune de ses œuvres. Les Loups à leur porte, Helena, Nous sommes les chasseurs sont des œuvres noires, très noires qui poussent le curseur jusqu’aux limites de l’acceptable et explorent le mal sous toutes ses coutures. Malgré toute ma rage, son nouveau roman, est un thriller impitoyable et joyeusement salissant. Entre Saint-Germain-des-Prés et les townships d’Afrique du Sud, il nous entraîne dans les recoins sordides d’une sombre affaire de meurtre et brosse à la paille de fer les vernis luisants des grandes familles parisiennes. Une enquête décapante magnifiée par une impressionnante construction narrative.
Le réalisme magique pour réenchanter le monde
Mais embrasser l’imaginaire et le genre, ce n’est pas forcément laisser triompher le mal. C’est aussi essayer de mettre des mots sur les forces occultes, dévoiler la poésie mystérieuse qui peut habiller notre réel de magie. Réenchanter le monde avant qu’il ne sombre, c’est tout le propos du dernier roman de Dimitri Rouchon-Borie. Dans Le Chien des étoiles, un conte gitan à la Kusturica où violence et beauté sont les deux faces d’une même pièce, il raconte la destinée magique de Gio, un adolescent qui, pour échapper à la mort, a signé un pacte avec la nuit. Aux côtés de Dolores et Papillon, deux enfants du chaos, il s’élance dans l’obscurité, armé d’un don : percevoir la poésie partout où règne l’horreur.
Dans le sublime premier roman de Laura El Makki aussi, poésie, croyances et magie viennent au secours des âmes égarées. Dans Combien de lunes, la nuit s’est abattue sur le monde. L’obscurité a fait disparaître la faune et la flore et empêche la technologie de fonctionner. À la seule lumière de la Lune, une communauté tente de survivre et d’avancer. Un premier roman brillant qui se joue de notre obsession pour l’effondrement et propose une passionnante réflexion écologique et humaniste. Quand la nuit nous aide à repenser notre lien à la nature et au vivant.