Entretien

Nicolas Chemla : “Je suis assez convaincu que le monde entier est l’œuvre du Diable”

17 décembre 2023
Par Léonard Desbrières
Nicolas Chema a fait paraître durant la rentrée littéraire “L'abîme”.
Nicolas Chema a fait paraître durant la rentrée littéraire “L'abîme”. ©Le Cherche-Midi

Conte noir, hallucinatoire, trash et profondément dérangeant, L’Abîme a marqué la rentrée littéraire et confirmé tout le bien qu’on pensait de son auteur. Rencontre avec Nicolas Chemla.

Nicolas Chemla a le diable au corps. Son œuvre est traversée par une présence, une ombre inquiétante qui nous ferait presque croire aux forces démoniaques. Avec L’Abîme (Le Cherche-Midi), il donne à lire un roman gothique aux accents très XIXe siècle. Entre Le Horla de Maupassant et Là-bas de Huysmans, il décrit sous la forme d’un journal intime la descente aux enfers d’un Américain à Paris. Avec une langue trash et brutale, des mots crus, on pénètre la psyché d’un homme possédé, qui navigue entre messes noires et orgies mystiques, un fou perdu dans un monde qui a depuis longtemps sombré dans la folie.

Dans quel état d’esprit êtes-vous après cette rentrée littéraire très intense ?

Vidé. Surtout avec un livre comme L’Abîme où on a l’impression d’avoir tout donné. C’est une œuvre radicale, qui va loin. Je ne m’attendais absolument pas à une aussi bonne réception. Je m’attendais plutôt à me faire exploser en vol [rires], et finalement non !

Après Luxifer, Pourquoi le luxe nous possède, et Murnau des ténèbres, L’Abîme est un nouveau récit diabolique. Pourquoi le thème du Mal vous fascine-t-il tant ?

C’est incroyablement fertile. Tous les arts et plus particulièrement la littérature ont quelque chose de luciférien. Si le verbe est divin, il a aussi à voir avec le Diable. L’exploration de nos abîmes intérieurs, de nos pulsions inavouables, c’est quand même ça qui fait l’essentiel des bons films et des bons romans.

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L’occultisme et le mysticisme font-ils partie de votre vie ?

Je ne les pratique pas, non, mais ils font partie de ma vie dans le sens où j’ai une appétence particulière pour les œuvres qui en parlent. Ce qui m’intéresse, c’est le mystère. Je me sens très proche de Werner Herzog, par exemple. Ce n’est pas un cinéaste connu pour ses films fantastiques, mais, avec ses documentaires, il approche au plus près du moment où le réel bascule dans l’imaginaire. C’est mon maître à penser. Lui et Annie Le Brun.

Croyez-vous en l’existence du Diable ?

Je suis assez convaincu que le monde entier est l’œuvre du Diable. Le monde est un faux monde, la Création est une fausse création. Nous sommes après la chute. Ce n’est pas forcément surnaturel. Il y a dans l’esprit humain une capacité à la destruction, à l’illusion, à la manipulation qui est infinie et on y est tous un peu soumis.

Comment l’histoire de L’Abîme est-elle née ?

C’est d’abord une vision que j’ai eue chez moi, dans un appartement et un immeuble qui ressemblent à celui de L’Abîme. Il y a des vibrations étranges qui parcourent ce lieu. Un des points de départ de L’Abîme, c’est de proposer une réécriture contemporaine de Là-Bas de Huysmans, qui est un livre que j’aime par-dessus tout. Mais c’est aussi la rencontre avec plusieurs histoires vraies qui sont entrées en collision.

Couverture du livre Là-bas de Huysmans. ©Flammarion

En écrivant sur Murnau des ténèbres, je découvre que Huysmans est venu dans ma rue, rue de Trévise, assister à des messes noires, des séances de spiritisme. En poursuivant mes recherches, j’ai découvert qu’au rez-de-chaussée même de mon immeuble se tenait La Librairie du merveilleux, qui était plus qu’une librairie. C’était un lieu de séances, une église gnostique, une maison d’édition fondée par Jules Doinel, l’auteur de Lucifer démasqué.

À quelques rues de là s’est déroulée une histoire qui a défrayé la chronique dans les années 1940, une messe noire qui a dégénéré et qui a fait deux morts. Toutes ces coïncidences folles m’ont conforté dans l’écriture.

Pourquoi avoir choisi le biais narratif du journal intime ?

D’abord, parce que c’est une forme assez classique de la littérature fantastique. Avec notamment Le Horla, qui est une référence explicite du livre. Mais aussi chez Lovecraft. Beaucoup de ses meilleurs textes sont des carnets. Il y a une tradition du document retrouvé qui fonde le fantastique. Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki est un des premiers romans fantastiques de l’histoire. J’aime l’idée du document maudit. Un peu comme dans la lignée de Ring, le film d’horreur japonais. Dans L’Abîme, le commissaire remet le journal et se suicide. Vous, vous l’avez entre les mains, que va-t-il vous arriver ?

Bande-annonce de Ring.

Du point de vue de la pure construction narrative, ça me permettait d’entretenir le mystère et l’étrangeté sans avoir à trop expliquer. Je me pose toujours la question de qui parle, qui écrit, qui raconte. Avec un narrateur omniscient, je me serais senti obligé d’expliquer le pourquoi du comment alors que, précisément, je n’avais pas de réponse et je ne voulais pas qu’il y en ait. Je voulais qu’on sente le piège se refermer sur lui.

Vous faites également rire les lecteurs, pourquoi ce choix ?

Pour moi, c’était très important. Je voulais même le mettre sur la quatrième de couverture. C’est la forme du journal qui permet ça ou plutôt qui oblige à ça. Il s’agit d’un homme qui est en train de vivre une espèce de malédiction, un piège se referme sur lui. Il n’en a pas conscience forcément tout le temps et donc il ne parle pas que de ça, il pense à d’autres choses, il est préoccupé par d’autres choses plus futiles.

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Écrivez-vous pour déranger ?

Ce n’est pas tout à fait ça. Je dirais plutôt que j’écris pour ensorceler. Ce que je revendique, ce que je défends, c’est de redonner aux mots leur pouvoir d’ensorcèlement. Baudelaire disait que l’art de manier la langue s’approchait d’une sorcellerie évocatoire. Je pense que la plupart des gens écrivent sans se rendre compte qu’ils ont entre les mains quelque chose d’un peu magique. Le langage, ce n’est pas n’importe quoi. Je revendique de travailler une forme de sortilège.

La transgression est-elle un exercice littéraire compliqué ?

Les 50 dernières pages sont âpres, elles peuvent rebuter, mais elles sont nécessaires. À partir du moment où tu choisis L’Abîme comme titre de roman, il faut quand même aller assez profond ! Il y a une promesse, il faut la remplir. Il faut que cette descente aux enfers soit profondément dérangeante. Plus que la transgression, c’est même la déroute, la sortie de route qui m’intéresse. Prendre le lecteur par la main et l’emmener dans les recoins cachés. C’est même un geste politique. Je refuse le fascisme d’une littérature identitaire, d’une littérature miroir qui ne fait que coller à soi.

Plus votre héros fraie avec des forces obscures, plus il s’enfonce dans une terrifiante course à l’orgasme. Faites-vous un lien entre littérature fantastique et exploration de la sexualité ?

Les deux sont intimement liés. Il y a une connexion évidente entre le fantastique, l’imaginaire, l’onirique, le désir et la sexualité. Le croque-mitaine est une figure éminemment sexuelle, comme la sorcière des contes de fées. Ce n’est pas un hasard si le premier roman lesbien, Carmilla de Sheridan Le Fanu, est un roman de vampires. Je parle souvent du dernier Bret Easton Ellis, qui est un roman à la frontière du fantastique, mais qui traite aussi de duplicité et de sexualité inavouable. De la même manière, Là-Bas de Huismans est un roman ultrasexuel qui décrit de manière très crue des orgies lors de messes noires.

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Avez-vous l’impression d’appartenir à une famille d’écrivains du genre ?

C’est vrai que j’ai constaté que cette rentrée faisait la part belle à une littérature qui explore les frontières du réel. Je pense à Laura El Makki avec Combien de lunes, à Raphaël Zamochnikoff avec La Maison vénéneuse, ou même à Victor Dumiod dans un autre genre avec Acide. Mais je refuse les étiquettes. Je revendique la fluidité, la liquidité. La vraie littérature comme le vrai désir échappent au genre.

Quels œuvres fantastiques pourriez-vous nous conseiller ?

On a déjà cité beaucoup de livres, alors je vais conseiller quelques films. Je pense à deux films de Mario Bava que j’ai découverts récemment, La Baie sanglante et Le Corps et le fouet, qui sont absolument sidérants, des chefs-d’œuvre injustement méconnus.

Bande-annonce de The Appointment.

Je pense aussi à The Appointment, un film qui est encore joué dans quelques salles, mais qui est aussi disponible en DVD. Il était introuvable pendant des années et vient de refaire surface. Comme dans L’Abîme, il y a un jeu sur ce que j’appelle la terreur domestique. Une grosse partie du film est constituée de plans sur des couloirs mal éclairés, de photos qui semblent bouger. Il n’y a rien de tangible, mais il y a un trouble terrifiant qui s’installe.

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