Le maître de l’animation japonaise est de retour dans les salles après dix ans d’absence. On a profité de l’occasion pour décrypter ce nouveau (et dernier) long-métrage avec des passionnés de Miyazaki.
Cinquante-cinq ans de carrière, 79 récompenses, un Oscar… Hayao Miyazaki a profondément marqué l’histoire de l’animation japonaise. Sa capacité à créer des mondes fantastiques et à imaginer des histoires aussi tragiques que poétiques a touché des millions de spectateurs et spectatrices à travers le monde. Cependant, la magie pourrait bientôt disparaître. En effet, le cinéaste a affirmé que Le Garçon et le Héron serait son dernier film.
Une décision forte, qui donne une saveur toute particulière à ce long-métrage. Pour sa sortie de scène, le dieu de l’animation méritait une critique spéciale. L’Éclaireur a donc fait appel à ses spécialistes pour analyser l’œuvre dans les moindres détails. On a réuni notre critique cinéma, Lisa Muratore, et deux passionné·e·s de Miyazaki, Anaïs Pommier-Vallière et Bastien Forato, pour lancer la discussion et laisser la magie opérer.
Vous sortez tout juste de la projection. Quels sont les trois adjectifs qui vous viennent en tête quand vous repensez à ce film ?
Anaïs Pommier-Vallière : Nostalgie, incroyable et énigmatique.
Lisa Muratore : Contemplatif, lent – mais pas de manière péjorative – et initiatique.
Bastien Forato : Complexe, surprenant et majestueux. C’est un point d’orgue dans toute sa filmographie.
Quel élément vous a le plus marqué ?
B. F. : La scène d’ouverture. Quand je l’ai vue, je me suis dit que j’allais passer un très bon moment. Le protagoniste court au milieu d’une foule totalement statique, ce qui nous donne l’impression que les personnages ne sont que des corps. L’effet d’animation est incroyable. Il m’a marqué dès le début.
A. P.-V. : Les nombreuses références et clins d’œil à ses précédentes œuvres. Elles rythment le film à différents moments, dans des personnages, des plans, des actions, des thèmes… On retrouve par exemple des éléments du Voyage de Chihiro, de Princesse Mononoké ou encore du Château dans le ciel.
L. M. : Ce qui m’a vraiment étonnée, c’est le personnage du héron. Pour moi, il y a deux films en un ; le long-métrage se divise en deux parties. La première nous permet de découvrir l’aspect majestueux, mystique et mythologique de cette créature, mais la deuxième est plus déroutante. On ne sait plus trop quoi penser de ce héros et on se demande s’il s’agit d’un aidant ou d’un antagoniste. C’est à la fois très beau et très effrayant.
Vous l’avez dit : Miyazaki fait de nombreuses références à ses autres œuvres. Finalement, Le Garçon et le Héron est-il un simple film de fan service, ou y a-t-il une vraie proposition cinématographique ?
L. M. : Je ne dirais pas qu’il s’agit de fan service. Il est plutôt dans la continuité de tout ce qu’il a fait. Pour moi, c’est une œuvre testamentaire, limite autobiographique.
B. F. : Je trouve qu’elle est aussi en rupture avec ce qu’il a pu faire dans le passé. La première chose que j’ai dite à Anaïs en sortant de la projection, c’est que j’ai autant adoré que détesté ce film. En fait, il m’a beaucoup frustré. La force de Miyazaki est sa capacité à nous faire entrer dans des univers totalement sur mesure et originaux. Il y a un vrai souci du détail et il nous offre toujours des parcours initiatiques d’adolescents qui découvrent tout un tas de choses. On retrouve cet aspect dans Le Garçon et le Héron, mais on ne part pas d’un point A pour aller à un point B. On ne fait que soulever des questions sans jamais avoir de réponses.
Cette privation m’a dérouté, mais, après une heure de film, j’ai décidé de lâcher l’affaire en me disant que je n’arriverai pas à trouver de sens. Après ce lâcher-prise, j’ai fini par adorer le long-métrage et je l’ai trouvé incroyable. Comme le disaient Lisa et Anaïs, Le Garçon et le Héron est un vrai film testamentaire dans lequel Miyazaki parle de la complexité de ses œuvres et fait comprendre au spectateur que personne n’arrivera à le surpasser.
L. M. : Je suis complètement d’accord. Pour moi, la figure du créateur qui apparaît à la fin représente Miyazaki. D’un point de vue autobiographique, on sait que la passation de pouvoir avec son fils est très compliquée. Je pense qu’il y a beaucoup d’éléments introspectifs dans ce dernier film, où il résume son œuvre ; il se demande ce qu’il va en rester, ce qui va disparaître avec lui…
B. F. : Il présente effectivement son travail, mais j’ai l’impression qu’il nous dit aussi : “Voici mon œuvre, tout ça m’appartient.” Il y a un passage avec un grand couloir et de nombreuses portes qui ouvrent vers un autre univers. J’avais l’impression que chacune d’entre elles représentait ses précédents films, et qu’il nous confiait : “C’est mon chez-moi, c’est ma tour, j’en suis le maître, et si je m’en vais, elle part avec moi.”
Certains éléments du film vous ont-ils déçus ?
B. F. : La bande originale. Miyazaki a toujours travaillé avec le compositeur Joe Hisaishi et chaque film est hyper bien pensé d’un point de vue musical. Ce n’est pas pour rien que des concerts dédiés à ces BO rencontrent un succès fou aux quatre coins du monde. Dans Le Garçon et le Héron, aucune musique ne m’a marqué au point de me dire : “Ça, c’est LE thème du film.” C’est sûrement une intention de sa part, mais il y a beaucoup de silences. Ils deviennent aussi importants que la musique et on se retrouve avec quelque chose de très lisse. À l’inverse, je retiens des thèmes de toutes ses dernières œuvres, comme la scène d’ouverture de Mononoké avec les cuivres.
L. M. : Je pense que ces silences sont voulus et qu’ils font justement référence au fait que c’est son dernier film et qu’il tire sa révérence !
B. F. : Sûrement. Mais Joe Hisaishi n’a pas eu la fin qu’il méritait. Ce n’est pas un défaut, mais plutôt une déception personnelle.
A. P.-V. : La fin du film est aussi un peu abrupte. J’ai adoré l’histoire, mais j’avais l’impression de ne pas être rassasiée.
L. M. : De mon côté, j’ai été déçue par la deuxième partie du long-métrage. Dans un premier temps, on découvre les codes de ce nouveau monde, on essaie de comprendre ce qu’il se passe et de capter qui sont les personnages, mais, ensuite, on tombe dans une phase très métaphorique qui m’a fait perdre le fil de la narration. Je ne savais plus ce que le réalisateur voulait nous dire, ni où il allait. En sortant de la salle, j’ai dû faire des recherches pour comprendre la fin et tous ces passages un peu flous.
B. F. : En fait, la grosse différence avec les précédentes œuvres de Miyazaki, c’est le fait qu’on ne connaisse pas vraiment l’objet de la quête. Dans les autres productions, la narration tend vers un objectif qui est plus ou moins atteint à la fin. Ici, la recherche de la personne disparue est très vite effacée. Miyazaki lance énormément de pistes et il donne un tout petit aperçu de tout ce monde que j’aurais adoré connaître un peu plus. C’est comme s’il fermait la porte et nous disait qu’on n’allait jamais savoir ce qui se cache vraiment derrière. En fait, ça pourrait presque être un film de Lynch.
Malgré cette rupture avec ses œuvres passées, retrouve-t-on sa patte artistique et les éléments qui sont propres à son univers ?
A. P.-V. : Absolument !
B. F. : On retrouve la nature, qui est une nouvelle fois omniprésente…
L. M. : L’enfance…
A. P.-V. : Les femmes, aussi !
B. F. : Il y a effectivement des personnages féminins très forts et indépendants.
A. P.-V. : On retrouve aussi la guerre.
L. M. : Oui, c’est vrai que Miyazaki en a été traumatisé.
B. F. : Il y a aussi l’aspect magique avec les divinités et la mythologie. Je dois aussi souligner le fait que les décors sont encore une fois incroyables. C’est le meilleur à ce niveau. Chaque image est sublime et le niveau de détails est impressionnant. Il y a une vraie exigence dans ces tableaux. Pour moi, le côté testamentaire dont parlait Lisa tout à l’heure se ressent vraiment à ce niveau. Il a rassemblé toutes les thématiques qui lui sont associées : la psychologie des personnages, l’attention aux détails dans la réalité comme dans la magie, la création d’un univers somptueux…
A. P.-V. : On voit clairement qu’il s’agit d’un Miyazaki, dès les premières minutes.
De nombreux critiques ont insisté sur le côté sombre et mélancolique du film. Cet aspect prend-il le pas sur la magie et la poésie habituelles des œuvres de Miyazaki, ou le réalisateur est-il parvenu à trouver un juste équilibre ?
A. P.-V. : Il ne m’a pas semblé plus mélancolique que ses précédents films.
L. M. : Je pense que de nombreux réalisateurs font une œuvre en réaction à une autre. Pour moi, Le Garçon et le Héron est le versant pessimiste d’un film comme Mon voisin Totoro.
B. F. : Il me semble que c’est aussi lié à la narration. La quête n’est pas résolue, donc il n’y a pas ce sentiment d’avoir réussi quelque chose. À l’inverse, les autres personnages de Miyazaki passent par de nombreuses galères (Totoro parle de sujets durs comme la tristesse ou la maladie), mais parviennent à trouver des petits moments de joie avec cette résolution. Après, cette mélancolie est sûrement liée au protagoniste. J’ai la sensation qu’il est beaucoup plus meurtri que les autres. Il est dépressif, il se violente lui-même, il est en rupture avec l’école… C’est un personnage très sombre et très seul.
L. M. : Sa mère est morte, son père a refait sa vie avec la tante… La situation de départ est déjà très compliquée !
B. F. : Le fait qu’on passe de tableau en tableau rend aussi le film beaucoup moins contemplatif. Tout s’enchaîne très vite.
L. M. : Pour revenir sur l’aspect mélancolique, je pense qu’il faut aussi souligner le fait que Miyazaki a toujours eu un coup d’avance, c’est un futuriste. Par exemple, il parlait d’écologie et de féminisme dans les années 1980. Ce nouvel univers dans lequel il nous embarque représente la désolation. À un moment, une femme explique au garçon qu’elle ne peut plus pêcher, car il n’y a plus de poisson. C’est un microdialogue, mais il nous dit beaucoup sur la destruction de la planète par l’être humain. Ce film est mélancolique tout simplement parce qu’il nous montre la vision du monde du réalisateur.
A. P.-V. : Une autre scène m’a beaucoup marquée : celle du pélican mourant. Ce dernier mange des warawara, des petites âmes super mignonnes qui vont passer dans le monde des humains pour devenir des bébés. Certains personnages disent qu’il faut tuer les pélicans pour qu’ils arrêtent de les éliminer, mais ils leur répondent qu’il n’y a plus de poisson dans les océans et qu’ils sont obligés de changer leur alimentation. Au final, on peut aussi le voir comme une sorte de retour de bâton contre l’humain, qui va finir par être puni pour toutes ses actions.
B. F. : Il y a effectivement toute une réflexion sur l’équilibre nature-humanité. Dans tous les Miyazaki, chaque être a son importance.
Le Garçon et le Héron devrait être le dernier film de Miyazaki. Est-il à la hauteur de ce grand final et de cette sortie de scène ?
B. F. : Je pense qu’il faut que ce soit son dernier. Il prend tout son sens en étant et en restant son ultime film. Tout le monde s’était demandé comment il allait quitter la scène – en sachant que les dernières productions Ghibli avaient déçu. Personne n’attendait Le Garçon et le Héron, personne ne l’espérait, mais il fallait un long-métrage comme celui-ci pour clôturer sa carrière. Je l’adore, car c’est la quintessence de tout son travail, mais, en même temps, je le déteste parce qu’il me laisse énormément d’interrogations et ça me donne envie de pleurer. Ça me donne l’impression qu’il nous abandonne.
Il est compliqué à l’appréhender, car il souffle le chaud et le froid en permanence. Certaines scènes correspondent exactement à ce que j’attendais et ce que je voulais, et d’autres m’ont surpris, car c’est du jamais-vu chez Ghibli. Donc pour répondre : c’est un bon dernier film, justement parce que c’est le dernier. Il y a des manquements, mais on les excuse parce que c’est Miyazaki. Si ça avait été un premier long-métrage d’animation d’un autre réalisateur, je pense que je ne l’aurais pas autant apprécié.
A. P.-V. : Je rejoins Bastien sur ce point. C’est un très bon dernier film, mais il n’entrera pas dans mon top 5 des meilleurs Miyazaki. Il ne sera pas oubliable, mais je pense qu’il ne marquera pas autant que les autres. Ce n’est pas ce qu’on retiendra de lui quand on fera sa nécro, finalement.
Justement : quel est votre top 3 des meilleurs films de Miyazaki ? Le Garçon et le Héron est-il parvenu à s’y faire une petite place ?
A. P.-V. : Le Voyage de Chihiro, parce qu’il me parle personnellement ; Le Château ambulant, car j’ai adoré découvrir son univers quand j’étais petite (et parce que j’étais amoureuse de Hauru) ; et Porco Rosso pour son côté plus doux et mignon, malgré le fait que la guerre soit omniprésente.
B. F. : Je suis très heureux d’avoir vu Le Garçon et le Héron (et je pense que je vais le revoir très vite), mais il ne fait pas partie de mon top 3. Mon Miyazaki préféré reste Le Château dans le ciel. Les personnages sont très simples – on pourrait les décrire en deux lignes –, mais tellement forts. Toute l’humanité est rassemblée en cinq personnages. La musique est superbe et le château a sa propre histoire, c’est juste génial.
Ensuite, je dirais Le Voyage de Chihiro, car c’est celui qui m’a fait découvrir le travail de Miyazaki. C’est l’un des rares que j’ai vus en français et que je pourrais revoir en VF. Quand on est jeune, on s’identifie très vite à ce personnage qui part avec ses parents et finit par se perdre. Pour le troisième, mon cœur balance entre Princesse Mononoké et Nausicaä de la vallée du Vent. Ce sont de vraies épopées et les personnages de femmes sont géniaux – ses films m’ont rendu foncièrement féministe. Nausicaä en prend plein la gueule, mais elle ne lâche rien, et Mononoké a un côté très bestial et animal qui m’emporte à fond. Je suis aussi très attiré par ses paysages naturels. C’est toute une civilisation et tout un monde à découvrir.
L. M. : Je ne suis pas aussi connaisseuse que vous, mais Le Garçon et le Héron m’a donné envie de me plonger à fond dans sa filmographie et de découvrir tous ces univers incroyables.