Pour ce qui est d’ores et déjà présenté comme son ultime long-métrage, Ken Loach, le cinéaste britannique aux deux Palmes d’or, s’emploie à une recette maintes fois éprouvée et décline, sans véritable coup d’éclat, la couleur politique de son cinéma. Critique.
Grand habitué de la compétition cannoise avec déjà deux Palmes d’or à son actif – Le Vent se lève (2006), dix ans avant le sacre inattendu de Moi, Daniel Blake –, Ken Loach faisait son retour sur la Croisette en mai dernier pour dévoiler The Old Oak.
Présenté comme son dernier film (rien n’est moins sûr, étant donné que le cinéaste avait déjà annoncé mettre fin à sa carrière avant de réaliser Moi, Daniel Blake), The Old Oak, écrit par son fidèle scénariste Paul Laverty, fait coïncider la misère sociale d’un village délaissé du nord-est de l’Angleterre, paysage familier de son cinéma, à la détresse d’une famille de réfugiés syriens.
Tout le film travaille à mettre en scène l’impossibilité, mais aussi la possibilité – le film restera quoi qu’il arrive teinté d’un optimisme forcené – du dialogue entre deux populations marginalisées et invisibilisées, avec d’un côté ces restes d’une Angleterre ouvrière et paupérisée après le passage de l’ouragan Thatcher, avec ses briques rouges, ses vieux pubs et ses rues désertes, et de l’autre les réfugiés politiques figurant un enjeu éminemment contemporain. Une manière pour le réalisateur britannique d’établir une passerelle, pour le moins commode, entre la nostalgie des luttes passées et le défi de l’intégration d’exilés politiques à une population elle-même mise au ban de la société.
I’m Just Ken
Au cœur du film trône donc The Old Oak (le Vieux Chêne), pub un peu désuet que tient TJ Ballantyne (Dave Turner) et où se retrouvent quelques habitués et amis d’enfance pour enchaîner les pintes et débiter à longueur de journée des injures racistes à l’égard des nouveaux arrivants…
Naturellement, le décor du pub n’est jamais qu’un simple décor de pub : celui-ci matérialise très littéralement cette Angleterre délaissée, piétinée de film en film par le néolibéralisme et les coups bas du capitalisme (la fracture numérique de Moi, Daniel Blake, l’ubérisation du monde du travail de Sorry We Missed You, etc.). Ceci à un tel point que le pub de TJ renferme une arrière-salle condamnée et poussiéreuse, sorte de fantôme des luttes de la classe ouvrière, lieu singulier où une communauté se ressoude, qui fait inévitablement écho à la salle de danse au centre de Jimmy’s Hall (2014).
Au Vieux Chêne, les clients disent tout haut ce que tout le monde pense tout bas. TJ, ancien mineur, solitaire et tendre comme un agneau, reste stoïque derrière son bar malgré l’animosité ambiante depuis l’arrivée dans le village d’une famille syrienne ayant réussi à fuir le régime d’Al-Assad. Au sein de cette famille, Ken Loach pointe sa caméra sur Yara (Ebla Mari), une jeune photographe audacieuse, sans-gêne et à l’aise en anglais. Une amitié va peu à peu naître entre Yara et TJ, animés par un élan de solidarité l’un envers l’autre. Lui l’aidera à réparer son précieux appareil photo – à panser métaphoriquement une plaie, on l’aura compris – et elle l’encouragera à rouvrir cette fameuse arrière-salle pour y donner des repas gratuits visant, in fine, à recréer du lien dans le village.
Créer ou recréer le lien, c’est bien le credo de Ken Loach. Malheureusement, le réalisateur roule ici une mécanique déjà bien huilée – rien d’étonnant à ce que le film soit reparti bredouille du dernier Festival de Cannes. S’il est difficile de reprocher au cinéaste son humanisme insubmersible, on ne manquera en revanche pas de noter la redondance de la forme déjà sentie depuis quelques films.
Il n’est plus question, pour le cinéaste, de se renouveler ni de réinventer quoi que ce soit : les intentions portées par le film, si louables soient-elles, transparaissent tellement à l’écran qu’elles étouffent toute possibilité d’une véritable émotion cinématographique. Loach ne déroge jamais à son programme ; son film est, en quelque sorte, déjà fini avant même d’avoir commencé et feint à peine de tenter quelque chose de neuf. Fort de sa morale exemplaire, Ken Loach rejoue une même petite musique manichéenne et didactique enfermant ses personnages dans un scénario verrouillé et hors-sol.
Tout est bien qui finit bien
On n’enlèvera certes pas au grand cinéaste qu’est Loach un certain don pour la direction d’acteurs, dénicheur hors pair de visages singuliers qui parviennent à briller de sincérité – Dave Turner, tenancier du Vieux Chêne, tire son épingle du jeu au même titre qu’Ebla Mari, touchante – et grignotent à eux deux la petite marge d’émotion et d’intensité laissée par Loach et Laverty. The Old Oak est un film pétri de bons sentiments, mais ce n’est pas, à la rigueur, son plus grand défaut (il va sans dire que l’on partage les valeurs qu’il prône).
C’est plutôt la naïveté d’un réalisateur, que l’on sent finalement assez loin du terrain et malgré tout attaché à dérouler dans ses films un cahier de doléances bien épais – dégoût du profit, de la politique, de la xénophobie, de l’injustice sociale, du racisme, de la spéculation, etc. –, quitte à sacrifier tout semblant de mise en scène et de consistance dans ses personnages.
Le film ne manque pourtant pas d’enjeux dramatiques et de rebondissements – complètement artificiels pour la plupart, voire purement gratuits. On en apprendra ainsi un peu plus sur le passé de TJ, donnant lieu à une assez belle scène de confession. Yara se confiera, quant à elle, sur son rapport « thérapeutique » à la photographie et la douleur pour elle et sa fratrie d’être séparé de leur père. Mais c’est à peu près tout.
Tout retournement de situation – inévitablement tragique ou euphorique – obéit uniquement à la rêverie idéaliste de Loach, qui s’emploie à entourer TJ et Yara de personnages secondaires totalement fonctionnels et désincarnés, que l’on songe à la famille de Yara ou aux racistes en chefs du bistro, apparaissant opportunément à l’écran lorsque le scénario les somme d’arracher aux spectateurs une larme, de l’empathie ou une profonde aversion.
Cette manière de manipuler des personnages qui n’échappent jamais à leurs rôles pré-assignés en vue de rejouer, sans risque, la morale d’une fable tout aussi irréprochable qu’inopérante, se révèle finalement être une entreprise désespérée se précipitant vers un happy end foncièrement malaisant. Le cinéma peut bien prétendre être porteur d’espoir et assumer une dimension purement fantasmatique, mais celui de Ken Loach est peut-être simplement devenu inactuel.
The Old Oak, de Ken Loach, avec Dave Turner, Ebla Mari, Claire Rodgerson, 1h53, le 25 octobre au cinéma.
À lire aussi