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Singapour, nation intelligente modèle ou cyber-dystopie ?

15 août 2023
Par Marion Piasecki
Singapour, nation intelligente modèle ou cyber-dystopie ?
©Lifestyle Travel Photo/Shutterstock

La cité-État asiatique mise tout sur la technologie pour créer la société parfaite : climat, éducation, sécurité… Va-t-elle trop loin ?

Après avoir appartenu à l’empire britannique pendant plus d’un siècle, Singapour est devenue complètement indépendante en 1965. Premier ministre de 1959 à 1995, l’un des pères fondateurs de la Singapour moderne, Lee Khan Yew, était déterminé à faire évoluer drastiquement son pays « du tiers monde au premier monde ». D’une population largement illettrée à l’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde, d’un territoire sans ressources naturelles à une économie florissante, d’un pays menacé par l’insécurité à l’un des taux de criminalité les plus bas : il semble avoir réussi son pari. Mais à quel prix ?

Une ville intelligente dès sa conception

Fin 2014, lors du lancement de l’initiative Smart Nation, le premier ministre Lee Hsien Loong avait partagé sa vision pour le futur de Singapour en tant que nation intelligente : « Une nation où les gens mènent une vie utile et épanouie, rendue possible de manière harmonieuse par la technologie, offrant des opportunités passionnantes pour tous. Nous devrions voir cela dans notre vie quotidienne, où des réseaux de capteurs et d’appareils connectés nous permettent de vivre de manière durable et confortable. Nous devrions le voir dans nos communautés, où la technologie permettra à un plus grand nombre de personnes de se connecter les unes aux autres plus facilement et plus intensément. » Des technologies omniprésentes pour le bien de tous, une cyber-utopie en somme.

Cela se voit déjà dans l’urbanisme et l’architecture même. Lors de la conférence « Comment nous concevons et construisons une ville et nation intelligente », la responsable de l’urbanisme singapourienne Cheong Koon Hean explique que les simulations par ordinateur sont cruciales pour optimiser l’urbanisme. Par exemple, à l’échelle d’un quartier, il est possible de savoir où seront les ombres tout au long de la journée et si le vent peut bien circuler entre les bâtiments. Le tout afin de bien placer les bâtiments, les parcs et les aires de jeux à des endroits adéquats pour subir le moins possible la chaleur de ce pays d’Asie du Sud-Est. Les toits des bâtiments sont eux aussi mis à profit, avec des jardins et des panneaux solaires et, bien sûr, le quartier entier est bardé de capteurs pour mesurer le trafic, la température et l’humidité pour collecter le plus de données possible et les analyser.

L’outil IEM, développé par des chercheurs singapouriens, permet de simuler différents phénomènes environnementaux (le vent, la température de l’air, l’exposition au soleil…) et leur effet sur le quartier.©A*STAR

Face aux contraintes environnementales, une adepte de la FoodTech

Du fait de sa petite superficie et de sa grande densité de population, Singapour manque cruellement de ressources naturelles et importe la quasi-totalité de sa nourriture. Dans ce contexte particulier, il était évident que la cité-État allait s’intéresser à la FoodTech. Alors que les fermes urbaines peinent à être rentables en Europe, Singapour multiplie les hangars d’agriculture verticale et les jardins sur les toits de ses immeubles, avec un objectif plus ambitieux qu’il n’y paraît : produire 30 % de ses besoins en nourriture d’ici 2030.

En 2022, il y avait déjà 116 fermes urbaines destinées à la production de fruits et légumes, ainsi que 135 installations d’aquaculture. Le pays fait également partie des pionniers en matière de protéines : il existe déjà plusieurs « fermes à œufs » largement automatisées – mais qui posent la question du bien-être animal – et une vingtaine d’entreprises développent des alternatives végétales ou de la viande cultivée en laboratoire. En 2021, Singapour a été le premier territoire à autoriser la consommation de viande cultivée.

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Le numérique, de la crèche à la maison de retraite

Alors que de nombreux pays s’inquiètent de la place des écrans dans la vie des enfants, ainsi que l’impact sur leur développement et leur santé mentale, Singapour fait partie de ceux qui pensent que le numérique doit prendre une part plus importante à l’école. En 2018, le ministre de l’Éducation avait par exemple inauguré l’événement Hour of Code avec la chaîne de crèches Skool4Kidz, qui initiait de très jeunes enfants à la programmation en faisant des exercices avec des robots.

L’ancien ministre de l’Éducation, Desmond Lee, joue à programmer des jouets robots avec de jeunes enfants lors de l’événement Hour of Code.©Skool4Kidz

Pour la décennie 2020-2030, le ministère de l’Éducation veut développer d’autant plus l’EdTech. Le but : que chaque élève complète ses cours avec un programme personnalisé en ligne, dont les données seront bien sûr collectées par les professeurs, et soit encouragé à collaborer avec d’autres étudiants, que ce soit dans leur classe ou dans d’autres pays. Maîtriser les nouvelles technologies sera donc considéré comme une compétence obligatoire pour tous les enseignants. Comme beaucoup d’autres pays, Singapour a également progressé sur l’enseignement à distance avec la pandémie de Covid-19.

Loin des écoles, les technologies sont également présentes dans les maisons de retraite. À cause de la pénurie de personnel, des robots peuvent par exemple assister des résidents ou leur donner des cours de sport. Alors que cette solution peut paraître froide et déshumanisée, elle ne semble pas déplaire tant que ça : le personnel est moins débordé et les résidents ne se sentent pas jugés face à un robot, donc ils se permettent de faire les choses à leur rythme et de poser plusieurs fois la même question si nécessaire.

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Toujours plus de surveillance

Derrière cette façade de pays parfait et à la pointe de la technologie existe cependant une face plus sombre. L’inquiétude vis-à-vis des dérives sécuritaires de Singapour ne date pas d’hier. En 1993, le journaliste américain William Gibson a écrit un article qui a attiré de nombreuses critiques, car il y décrivait la cité-État comme « Disneyland avec la peine de mort », un lieu complètement aseptisé dont la devise ne serait pas « En avant, Singapour », mais « Sois heureux ou meurs ». Il y a 20 ans, alors qu’Internet commençait tout juste à se généraliser, il se posait justement la question du futur de Singapour face à l’immense far-west du cyber-espace (pré-réseaux sociaux) : ce dernier ferait-il exploser les barrières de la censure si soigneusement déployées par le gouvernement ?

Bien que les Singapouriens aient la possibilité d’utiliser les réseaux sociaux, le bilan est mitigé. Selon l’organisation Freedom House, le pays a obtenu la note de 54/100 en matière de liberté sur Internet en 2022. Elle reproche au gouvernement la restriction de nombreux sites, y compris d’ONG et de médias indépendants critiques du pouvoir en place. Il a également ordonné à Netflix de retirer des films et épisodes de séries de leur catalogue. Cette organisation estime que les Singapouriens sont si conscients de cette atmosphère de restrictions que « l’autocensure est courante chez les journalistes, les commentateurs et les utilisateurs ordinaires, qui sont tous conscients que certains types de discours ou d’expressions peuvent avoir des répercussions, y compris des sanctions civiles et pénales ».

Dans les rues, Singapour profite complètement des progrès qui ont été faits en matière de sécurité intelligente. Avec 18 caméras de surveillance pour 1 000 personnes, c’est l’un des pays les plus surveillés au monde. La reconnaissance faciale est également de plus en plus présente, que ce soit pour faire des démarches administratives ou pour montrer que l’on s’est bien rendu à l’école. Cette surveillance s’est d’autant plus intensifiée avec la pandémie : des chiens robots dotés de caméras intelligentes patrouillaient même les rues pour vérifier que les passants respectaient bien les distanciations sociales.

Notre futur ressemblera-t-il à ça aussi ?

En France, nous semblons bien loin de tout cela et très critiques des technologies en comparaison à ce pays qui les incruste partout où elles peuvent se rendre utiles. Cependant, des changements se font ici et là : bien que le gouvernement français ait affirmé qu’il n’y aurait pas de reconnaissance faciale pendant les Jeux olympiques de Paris 2024, l’Assemblée nationale a approuvé en mars dernier l’installation de caméras intelligentes, malgré la méfiance de la Cnil et d’associations comme Amnesty International.

Dans l’éducation, la part de numérique a bien sûr augmenté avec le Covid-19, mais la France ne compte pas s’arrêter là. L’ancien ministre Pap N’Diaye a défini en début d’année une stratégie du numérique dans l’éducation pour la période 2023-2027. Objectifs : initier au code dès le primaire, certes, mais aussi développer son esprit critique et utiliser les technologies de manière raisonnée.

Du côté de la FoodTech, la France évolue dans un contexte environnemental tout à fait différent de Singapour. Les fermes urbaines ont d’abord poussé comme des champignons il y a quelques années, avant que la plupart ferme quelques années plus tard faute de rentabilité. Et si les alternatives végétales attisent la curiosité de nombreux consommateurs flexitariens, la France ne semble pas prête à sauter le pas de la viande cultivée en labo. Le pays est aussi avide de technologies qu’enclin à les critiquer, et certaines barrières seront – heureusement ? – difficiles à franchir.

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Article rédigé par
Marion Piasecki
Marion Piasecki
Journaliste