Décryptage

Le jeu vidéo, cet art total qui s’impose comme outil numérique dans la palette des artistes

15 août 2023
Par Héloïse Decarre
Jusqu’au 25 septembre prochain, le Palais des Beaux-Arts de Lille entrepose des jeux vidéo aux côtés de ses œuvres, pour la huitième édition de son Open Museum.
Jusqu’au 25 septembre prochain, le Palais des Beaux-Arts de Lille entrepose des jeux vidéo aux côtés de ses œuvres, pour la huitième édition de son Open Museum. ©Palais des Beaux-arts de Lill/Ankama

40 ans après les premiers détournements de jeux, les artistes s’approprient de plus en plus l’esthétique du 10ᵉ art et les expositions le mettant à l’honneur se multiplient, confirmant la reconnaissance de ce média dans le monde de la culture.

Les premiers jeux électroniques seraient apparus dans les années 1950. Pourtant, 70 ans après, le jeu vidéo ne fait toujours pas l’unanimité, souvent accusé d’être la cause d’échecs scolaires ou de provoquer des violences physiques (il y a tout juste quelques mois, Emmanuel Macron lui imputait les émeutes frappant l’Hexagone).

Si ces critiques étaient exactes, il y aurait de quoi s’inquiéter : notre planète compte en effet plus d’un tiers de gamers. Avec un chiffre d’affaires mondial atteignant plus de 184 milliards de dollars en 2022 (selon le cabinet Newzoo), le jeu vidéo domine aujourd’hui l’industrie du divertissement, en générant des revenus plus importants que ceux des secteurs cinématographique et musical. Tout comme ces arts qu’il dépasse, l’univers vidéoludique est devenu bien plus qu’un simple divertissement lucratif.

Le 10ᵉ art, désormais partie intégrante des musées

Désormais considéré par la quasi-totalité des professionnels de la culture comme le 10ᵉ art, le jeu vidéo se fait, peu à peu, sa place dans les musées. Depuis 2012, le MoMA (Museum of Modern Art) de New York constitue une collection de jeux, et 11 de ses 36 acquisitions étaient visibles en ses murs jusqu’au 16 juillet dernier, lors de l’exposition Never Alone, Video Games and Other Interactive Design.

Simultanément et jusqu’au 25 septembre prochain en France, le Palais des Beaux-Arts de Lille entrepose des jeux vidéo aux côtés de ses autres œuvres, pour la huitième édition de son Open Museum. Autre événement : l’exposition Worldbuilding, jeux vidéo et art à l’ère digitale au Centre Pompidou-Metz, panorama de mondes créés par des artistes contemporains inspirés par l’esthétique et la technologie du gaming.

Une exposition qui retrace la relation entre artistes et les titres vidéoludiques, plus ancienne qu’on pourrait le croire, comme l’explique son commissaire, Hans Ulrich Obrist. « Depuis quatre ou cinq ans, j’observe que beaucoup d’artistes de la nouvelle génération travaillent avec les jeux vidéo, sur tous les continents, explique-t-il. Mais il y a aussi une forme de mémoire des artistes pionniers du domaine qui apparaît. »

Ainsi, l’exposition Worldbuilding est ponctuée des œuvres de Rebecca Allen (qui, en 1999 déjà, développait, pour sa création The Bush Soul #3, un logiciel d’IA pour façonner un monde dans lequel le joueur se déplace sous la forme d’une âme prenant possession d’animaux sauvages), ou encore de Peggy Ahwesh (une artiste américaine ayant, en 2001, capturé ses parties de Lara Croft pour se mettre en scène en train de mourir et de renaître à l’infini dans son œuvre She Puppet).

Entre créations d’art total et détournements d’œuvres préexistantes

L’événement du Centre Pompidou-Metz montre également que le jeu vidéo peut être utilisé différemment par les créateurs et créatrices. « Il y a des jeux indépendants qui sont en eux-mêmes des œuvres d’art, admet Margherita Balzerani, directrice du Louvre-Lens Vallée, curatrice et critique d’art spécialiste des nouveaux médias et de la création contemporaine. Par exemple, Journey, réalisé en 2012 par Jenova Chen, est un jeu indépendant purement esthétique où le joueur ou la joueuse explore un paysage désertique. C’est une sorte de mise en perspective de l’histoire de l’art et des artistes qui partaient en voyage en Italie, à la découverte d’autres paysages. »

Mais en plus de ces jeux-œuvres contemplatifs, l’experte ajoute qu’« il y a aussi des artistes qui détournent des titres, en les utilisant comme un pinceau ». L’artiste Marco Cadioli est, par exemple, le premier « photo-reporter virtuel ».

En se plongeant dans le jeu culte Counter-Strike, un FPS (first-person shooter, ou jeu de tir à la première personne), il réalise un photoreportage de guerre, comme l’avait fait Robert Capa, lors du Débarquement en Normandie. « Il shoote non plus avec un pistolet, mais avec son appareil photo, dans ce territoire de guerre virtuel », précise Margherita Balzerani.

En se plongeant dans le jeu culte Counter-Strike, Marco Cadioli réalise un photo-reportage de guerre, comme l’avait fait Robert Capa lors du Débarquement en Normandie.©Marco Cadioli, ARENAE (Omaha Beach), 2005 - digital print on fine art paper - (courtesy marcocadioli.com)

Le Pixel Art peut, lui aussi, être inclus dans cette catégorie du détournement : l’artiste de rue Invader va par exemple recréer l’esthétique ou les personnages de jeux vidéo comme Pac-Man ou Mario. Les illustrations du groupe eBoy sont quant à elles en partie inspirées de l’esthétique originelle des jeux Nintendo.

Utiliser le jeu vidéo pour donner à réfléchir sur notre société

Peu importe la façon dont ils envisagent le jeu vidéo, ces artistes se distinguent des développeurs et des graphistes en ne mettant pas la performance vidéoludique au centre de leur création. « Ce qui est intéressant, dans ces détournements, c’est qu’il n’y a pas de compétence à acquérir ou à gagner, appuie Margherita Balzerani. Il y a juste à raconter une histoire et, parfois, à donner à réfléchir sur la société ». Dans She Keeps Me Damn Alive, en 2021, Danielle Brathwaite-Shirley invite par exemple les joueurs à tirer sur des monstres pour protéger des personnes noires transgenres.

De son côté, Hans Ulrich Obrist adjoint une autre particularité différenciant les créateurs de jeux vidéo des artistes les utilisant dans leur processus créatif. « La majeure partie des artistes choisis pour l’exposition Worldbuilding ont derrière eux une pratique d’artistes plasticiens : leurs œuvres sont numériques, mais aussi physiques, et beaucoup de leurs installations ont des dimensions sculpturales. »

Un tableau fait par exemple face aux streams de la française Mimosa Echard. Une preuve de plus que le numérique s’impose comme incontournable dans les pratiques créatives de tous les artistes, qu’ils soient musiciens, cinéastes, ou même plasticiens.

Quand la blockchain et les NFT servent à vendre des œuvres d’art sous forme digitale et permettent d’obtenir des certificats d’authentification numériques, l’intelligence artificielle est expérimentée par Ian Cheng dès 2018 avec la naissance de BOB (Bag of Beliefs, une créature qui développe une personnalité en fonction des offrandes que lui font les joueurs), et la réalité virtuelle est orchestrée, encore en 2018, par le Danois Jakob Kudsk Steensen, à travers Re-Animated (un projet dans lequel l’habitat d’une espèce d’oiseau éteinte est reconstitué grâce à la voix et à la respiration du participant, captées par le microphone de son casque VR).

En réalité, le jeu vidéo n’est, pour l’art contemporain, qu’une technique numérique parmi d’autres, un outil que les artistes explorent et expérimentent, comme ils l’ont fait de la vidéo, de la photographie, et avant cela, de la peinture en tube.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste