Strange Way of Life de Pedro Almodóvar a été imaginé comme une réponse à Brokeback Mountain d’Ang Lee. De quoi donner des idées à L’Éclaireur qui, à l’occasion de la sortie du court-métrage dans les salles obscures françaises, a souhaité revenir sur plusieurs œuvres cinématographiques (mais pas que) qui se répondent entre elles.
Pedro Almodóvar sera de retour dans les salles obscures ce mercredi 16 aout pour présenter son court-métrage, Strange Way of Life, après un bref passage hors compétition au Festival de Cannes. Dans cette nouvelle création, le cinéaste espagnol filme les retrouvailles entre les personnages incarnés par Ethan Hawke et Pedro Pascal, deux cowboys et ex-amants qui, 25 ans après leur première idylle, vont renouer avec leur passé amoureux.
Imaginé comme une réponse au Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee, porté en 2005 par Jake Gyllenhaal et Heath Ledger, Strange Way of Life est une réinvention de leur romance ; une interprétation version Almodóvar de ce qu’aurait pu être la suite de leur couple sur grand écran.
Mais le cinéaste n’est pas le seul s’être laissé aller à ce fantasme. Plusieurs réalisateurs ont proposé des réinterprétations de certains films, modernisées. D’autres ont voulu prendre leur revanche sur des œuvres, ou bien adapter à un autre genre des classiques du cinéma. Certains artistes sont parvenus à mettre en scène leur propre version en fonction de leur culture, de leurs références, ou de leur époque. Autant d’œuvres finalement qui se répondent à travers l’histoire du cinéma et sur lesquelles L’Éclaireur a souhaité revenir.
1 Le Grand Bain de Gilles Lellouche, les Full Monty à la française
En regardant un documentaire d’Arte sur une équipe suédoise de natation synchronisée masculine, Gilles Lellouche trouve, en 2018, le fond narratif de son troisième long-métrage, Le Grand Bain. Bertrand, Marcus, Simon, Laurent, Thierry sont des hommes cabossés par la vie, en plein crise de la quarantaine. Dans les couloirs de la piscine municipale, et grâce à la danse aquatique, pratique habituellement réservée à la gent féminine, ils espèrent redonner du sens à leur vie. Gilles Lellouche dresse ici le portrait sensible d’une troupe de nageurs qui fait écho à celle des stripteaseurs filmés par Peter Cattaneo dans son film The Full Monty.
En 1997, le réalisateur anglais prend pour décor la ville de Sheffield et le destin maudit de ses ouvriers touchés par le chômage. Parmi eux, Gaz (Robert Carlile), divorcé et sans emploi, espère reconnecter avec son fils en montant son propre spectacle de striptease après que la venue des Chippendales a créé l’événement dans sa ville. Assisté de son meilleur ami, Dave (Mark Addy), il recrute alors des danseurs aussi amateurs que névrosés.
Une bande de bras cassés qui rappelle celle formée par Gilles Lellouche. À travers ces deux groupes, les cinéastes abordent, des deux côtés de la Manche, la santé mentale, la dépression, les rêves déchus et la crise de la quarantaine. Deux films qui questionnent à travers les décennies la masculinité, mais aussi la notion de réussite ; deux pépites de cinéma qui se font également écho par leur ton à la fois comique et mélancolique.
2 Pulp Fiction, la version tarantinesque des Trois Visages de la peur
Quentin Tarantino ne s’en est jamais caché : son Pulp Fiction, Palme d’or en 1994, est la réponse du cinéaste américain au Trois Visages de la peur, film franco-italien réalisé par Mario Bava. Sorti en 1963, le long-métrage est divisé en trois parties : Le Téléphone, Les Wurdalaks et La Goutte d’eau. Une construction inédite qui rappelle la forme non-linéaire du chef-d’œuvre de Tarantino.
Dès le développement du projet, le réalisateur veut tourner un film en trois parties, à la manière d’un romancier. Il tire alors son inspiration du film de Mario Bava, long-métrage horrifique qui repose tour à tour sur le giallo italien, l’imagerie vampirique russe, ainsi qu’une peur viscérale.
Il est commun que Tarantino puise dans ses références cinématographiques pour construire ses films. Sa cinéphilie n’est plus à démontrer, il n’est donc pas étonnant que l’un de ses plus grands films se base lui aussi sur une œuvre culte du cinéma des années 1960, réalisée par l’un des maîtres italiens de l’horreur. Mario Bava est en effet considéré, de nos jours, comme l’un des précurseurs de plusieurs courants comme le western spaghetti parodique et le cinéma pulp, deux formats que le septième art tarantinesque a exploré (Django Unchained, Les Huit Salopards, Pulp Fiction, Boulevard de la mort…).
Les codes de l’épouvante ne seront jamais très loins dans la filmographie de Quentin Tarantino, puisqu’en 1996, lorsqu’il officie en tant que scénariste sur Une nuit en enfer, le cinéaste nous plonge dans l’univers des vampires et autres créatures nocturnes, avant, quelques années plus tard, le fameux, Planet Terror (2007).
3 Le Sympathisant, la réponse à Francis Ford Coppola et son Apocalypse Now
Les films sont souvent de belles opportunités pour les cinéastes de se répondre entre eux, de s’approprier un genre ou d’offrir leur propre regard sur des événements historiques. C’est le cas d’Apocalypse Now, adaptation libre du roman Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad, à travers laquelle Francis Ford Coppola, en 1975, choisit de raconter les affres de la guerre du Vietnam.
Si le film se place en réponse au roman de Conrad, une autre œuvre littéraire a, à son tour, pris sa revanche sur l’un des plus grands chefs-d’œuvre du septième art. Car il est bien question de cela dans le livre de Viet Thanh Nguyen, Le Sympathisant (2015).
Plus qu’un écho ou une réinterprétation, l’auteur vietnamo-américain, lauréat du prix Pulitzer de la fiction en 2016, admettait dans les colonnes du Point : « Le film de Coppola était une énorme machine pour montrer la guerre du point de vue américain. Je déteste ce film. Je l’ai regardé à 10 ans et j’étais incapable de m’identifier aux Américains quand je les voyais massacrer des Vietnamiens. Et pourtant, j’étais aussi du côté des Américains et de leur puissance guerrière, car je suis américain et vietnamien. » Interrogé par L’Obs, l’auteur ne cachait pas l’aspect revanchard de son roman et sa critique d’Hollywood, moteur non-négligeable dans la justification de la guerre du Vietnam du côté américain.
Avec Le Sympathisant, Viet Thanh Nguyen dynamite les clichés sur la guerre et offre un roman d’espionnage drôle, irrévérencieux et subtil. Il y raconte, plus particulièrement, le parcours d’un agent double, expatrié aux États-Unis après la libération de Saïgon, qui va ironiquement se retrouver consultant d’authenticité sur le tournage d’un film sur la guerre du Vietnam réalisé par un cinéaste hollywoodien mondialement connu.
Difficile de ne pas y voir un pied de nez à Coppola et au tout Hollywood. Toutefois, les réécritures ne s’arrêtent finalement jamais, puisque Le Sympathisant aura bientôt droit à sa propre adaptation signée HBO avec Robert Downey Jr. l’occasion pour Hollywood de faire la paix ?
4 The Batman, le polar version super-héros de Matt Reeves
C’était l’une des adaptations les plus attendues de l’Homme chauve-souris. En 2022, Matt Reeves dévoilait sa réinterprétation de Batman, entre polar et film de super-héros. Le cinéaste révélé grâce au prequel de La Planète des singes (2017) plongeait alors les cinéphiles dans une adaptation sombre et torturée du Chevalier Noire, proche de Seven (1996).
Un Gotham-New York poisseux, deux héros débutants (Robert Pattinson/Brad Pitt), une série de châtiments corporels affreux et un duo de méchants sadiques (L’Homme mystère/John Doe)… Avec The Batman, Matt Reeves a prouvé qu’il avait tout d’un David Fincher.
Son exploration des traumatismes, la profondeur allégorique des meurtres mélangée au folklore du justicier masqué le plus populaire du cinéma font écho au polar le plus saisissant de Fincher. Reeves n’a d’ailleurs jamais caché cette source d’inspiration, essentielle dans son œuvre, tout comme il a admis avoir construit le personnage de Robert Pattinson en lien avec l’une des icône des années 1990, Kurt Cobain.
La trajectoire de la star du rock ainsi que ses compositions ont permis à Matt Reeves de modeler Batman entre solitude, dépression et abandon. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la figure de Kurt Cobain sert d’inspiration à un cinéaste : on se souvient de Last Days (2005) de Gus Van Sant et de son personnage Blake (Michael Pitt), semblable au chanteur.
5 Premier Contact : quand Denis Villeneuve se lance dans l’univers de Spielberg
Denis Villeneuve n’a plus rien à prouver du côté de la science-fiction. Après avoir réalisé à la suite de Blade Runner (2017), le réalisateur canadien s’est attaqué en 2022 à l’un des chefs-d’œuvre de la littérature SF en adaptant Dune sur grand écran.
Avant cela, le réalisateur avait fait ses armes avec Premier Contact (2016), véritable hommage de Villeneuve au cinéma de Steven Spielberg. Difficile d’ailleurs de ne pas remarquer l’empreinte du cinéaste à qui l’on doit Rencontre du troisième type (1977), puisque dans une interview accordée à Télérama en 2016, Villeneuve n’avait pas hésité à citer le film de Spielberg comme l’un de ses préférés.
L’importance du langage et la rencontre entre deux civilisations étrangères sont primordiales dans les œuvres des metteurs en scène. Or, on doit aussi souligner les similarités de leur parcours et ce que symbolisent ces deux longs-métrages dans leurs filmographies.
En 1977, Rencontre du troisième type représentait le premier film de science-fiction de Spielberg avant E.T. : L’Extraterrestre (1982), A.I. Intelligence Artificielle (2001), ou encore La Guerre des mondes (2005). Plus tard, après Premier Contact, son premier essai du côté de la SF, Denis Villeneuve s’attaquera aux deux monstres du genre, Philip K. Dick et Frank Herbert. Autant de références cinématographiques et littéraires qui nourrissent aujourd’hui le cinéma du réalisateur canadien, rien que ça.
6 Rio Bravo, la revanche de John Wayne sur le film Le Train sifflera trois fois
Inexorablement lié au genre du western, John Wayne a longtemps cultivé son image de cowboy à travers des films comme L’Homme tranquille (1952), La Prisonnière du désert (1956) ou L’Homme qui tua Liberty Valance (1962). Mais un autre de ses succès, Rio Bravo (1959), occupe une place particulière dans la filmographie de l’acteur et producteur américain, puisqu’il a été imaginé comme une réponse au Train sifflera trois fois, l’un des westerns les plus emblématiques du cinéma, lauréat de quatre Oscars en 1953.
Réalisé par Fred Zinnemann, le film se concentre sur Will Kane, le shérif d’Hadleyville. Prêt à raccrocher son étoile, notre héros va cependant apprendre que le criminel Frank Miller a été libéré après cinq de prison et arrivera dans sa ville par le train de midi, bien décidé à se venger de l’officier responsable de son arrestation. Kane va alors demander de l’aide à plusieurs habitants pour faire face à Miller et sa bande. Néanmoins, tous refusent et le laissent seul avec Amy, son épouse, pour les affronter.
Malgré son succès, Le Train sifflera trois fois a toujours déplu à John Wayne, fervent défenseur du maccarthysme, qui voyait dans ce western une parabole de la chasse aux sorcières et un message « anti-américain » et désabusé. Plus particulièrement, pour lui, le récit d’un shérif isolé face à une collectivité désunie n’avait absolument aucun sens et ne reflétait en rien le mythe américain.
Sept ans après le film porté par Gary Cooper, John Wayne et Howards Hawks offraient donc Rio Bravo en inversant les dynamiques entre le shérif et ses habitants – l’acteur y incarnait l’intrépide John T. Chance, déterminé à combattre seul un tueur et sa bande. Une revanche plus ou moins subtile sur Le Train sifflera trois fois, qui cultive la légende de l’irréductible héros américain salvateur.
7 Her, quand Spike Jonze donne sa version des faits après Lost in Translation
C’est une correspondance originale que nous proposent ces deux films. En 2003, Sofia Coppola réalisait Lost in Translation, une histoire d’amour et d’amitié au coeur de Tokyo, entre Bob (Bill Murray), un comédien sur le déclin, et Charlotte (Scarlett Johansson), l’épouse d’un célèbre photographe, délaissée par son mari.
Dans son deuxième long-métrage, la réalisatrice américaine filmait la rupture d’un couple à travers l’expérience de Charlotte ; une trajectoire tout droit inspirée de sa propre vie. En effet, Sofia Coppola n’a jamais caché son inspiration principale : celle de son mariage échoué avec le cinéaste Spike Jonze. Ayant souvent voyagé aux cotés de son mari, occupé sur divers tournages à l’étranger, la réalisatrice a puisé dans sa crise existentielle la source de son film.
Plus tard, en 2014, ce sera au tour de Spike Jonze d’offrir sa propre version des faits avec Her. En dressant le portrait de Theodore Twombly (Joaquin Phoenix), inconsolable depuis sa rupture avec son ex-femme (Rooney Mara), le réalisateur offre sa propre vision du couple qu’il formait dix ans auparavant avec Sofia Coppola. Il ira d’ailleurs jusqu’à caster Scarlett Johansson dans le rôle d’une intelligence artificielle, seul réconfort au chagrin de Twombly.
Aujourd’hui, les deux films peuvent être appréhendés comme un projet unique. Les deux artistes ont offert deux immenses œuvres de cinéma. Finalement, une guerre des ex d’une rare poésie.
8 Babylon, l’enfer cauchemardesque de Chantons sous la pluie version Damien Chazelle
Chantons sous la pluie en 2023, ça donne bien sûr Babylon de Damien Chazelle. Avec son cinquième long-métrage, le réalisateur oscarisé pour La La Land (2016) imagine sa réponse au film de Gene Kelly et de Stanley Donen.
Si la comédie musicale, sortie en 1952, présentait joyeusement la transition du cinéma muet au parlant, Babylon, de son côté, décrit cette même transition avec outrance et violence. Sexe, drogues et rock’n’roll imbibent l’œuvre de Chazelle. Le réalisateur dynamite cet âge d’or hollywoodien souvent fantasmé, et gratte le vernis jusqu’à la crasse. Il plonge le spectateur dans le contre-Hollywood, un Los Angeles désabusé et désenchanté ; l’envers du décor de Chantons sous la pluie.
Il s’agissait d’un pari risqué, notamment pour les États-Unis, qui a toutefois désintégré notre rétine et nos oreilles en France. Véritable fresque cinématographique, hommage au cinéma et à toutes ses évolutions, Babylon est un chef-d’œuvre du XXIe siècle, tout comme l’était Chantons sous la pluie dans les années 1950. Le film ne renie d’ailleurs jamais sa source, au point d’inclure dans une scène finale bluffante le passage de Gene Kelly fredonnant Singin’ in the Rain. Jamais un tel écho n’a été aussi beau !