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Smartphones et photographie : la folie du flou

08 octobre 2021
Par Paul Nicoué
Les fabricants de smartphones rivalisent d’ingéniosité pour simuler la profondeur de champ de façon convaincante.
Les fabricants de smartphones rivalisent d’ingéniosité pour simuler la profondeur de champ de façon convaincante. ©Unsplash / Rodion Kutsaev

Qu’on l’appelle bokeh ou flou d’arrière-plan, l’effet esthétique consistant à produire volontairement une zone floue sur nos photos et vidéos a conquis le monde des smartphones.

À l’instar d’Apple et de sa nouvelle gamme d’iPhone 13 et 13 Pro, les fabricants de smartphones rivalisent d’ingéniosité pour simuler la profondeur de champ de façon convaincante, on peut le dire. Pour comprendre l’attrait des constructeurs de mobiles pour le flou, il convient d’appréhender à quel point nos imaginaires sont habités par l’esthétique qui lui est liée. Tout d’abord contrainte inhérente aux systèmes photographiques et cinématographiques, le flou est devenu une marque de fabrique, le témoignage d’un travail habile de l’image, ainsi qu’une référence culturelle liée à la photo d’art et au cinéma de fiction. Dans le but de mimer ces modèles, les modes de prise de vues permettant de contourner les limitations techniques des smartphones – notamment la taille réduite de leurs capteurs – en simulant des effets de profondeur de champ sont ainsi devenus extrêmement courants. À tel point qu’on peine aujourd’hui à se rappeler qu’ils étaient marginaux il y a encore quelques années.

Retour vers le futur de la photographie au smartphone

En 2014, HTC ouvre le bal avec le One M8, un smartphone pourvu d’un module photo d’une définition de 4 Mpx – déjà largement moquée à l’époque – couplé à un autre appareil qui a pour particularité d’être… incapable de capturer des images par lui-même. Inspirée de la stéréoscopie, l’idée du constructeur taïwanais consiste à profiter du décalage physique entre les deux dispositifs photographiques pour estimer la distance entre le smartphone et les différents plans qui composent l’image capturée. Une fois ces plans différenciés, il suffit ensuite d’appliquer un effet de flou – de manière logicielle – aux zones distinctes du sujet pour simuler un effet de profondeur de champ.

Charrié dans les méandres de la course aux mégapixels, le HTC One M8 ne fait cependant pas long feu sur le marché des photophones. Il faut attendre l’année suivante pour voir une nouvelle tentative d’utilisation d’un dispositif comparable. C’est cette fois-ci le constructeur chinois Honor – alors dépendant de Huawei – qui s’y colle, avec le smartphone 6+ et son système baptisé Eagle Eye. Mais, là non plus, le succès n’est pas au rendez-vous… La technologie n’est pas aboutie et la marque manque de popularité. En 2016, sa maison mère Huawei délivre pour la première fois un système de prise de vues capable de simuler le bokeh de façon à un peu près convaincante. Notamment armé de son mode Wide Aperture et de deux objectifs estampillés Leica, le Huawei P9 confirme alors la récente ascension de la marque.

Du flou photographique au flou cinématographique

Les mois suivants voient de nombreux fabricants de smartphones s’essayer au double module photo et aux effets artificiels de profondeur de champ. Apple ne faisant pas exception à la règle, l’iPhone 7 Plus, dévoilé en fin d’année 2016, est le premier mobile de la firme de Cupertino à disposer d’un mode de prise de vue sobrement baptisé Portrait. À l’époque, ce mode ne peut être utilisé en deçà d’un niveau de luminosité minimal et en dehors d’une certaine fourchette de distance de mise au point. D’année en année, les modèles successifs d’iPhone apportent cependant plus de souplesse et de meilleures performances au mode Portrait : les limitations sont moindres, les options de prise de vues plus nombreuses et la différenciation entre zones de netteté et de flou se montre plus convaincante.

Le mode de prise de vues Cinematic (ou Cinématique) d’Apple permet de changer de zone de mise au point pendant la capture de vidéos ou en postproduction. © Apple

L’amélioration des technologies liées au mode Portrait est aujourd’hui telle qu’Apple estime être en mesure d’appliquer des effets de profondeur de champ non seulement aux photographies, mais aussi à des séquences d’images en mouvement. C’est en effet ce que propose la nouvelle génération de terminaux de la firme, composée des iPhone 13, 13 mini, 13 Pro et 13 Pro Max. Armés du mode de prise de vues Cinematic (ou Cinématique), ceux-ci promettent d’octroyer la possibilité de changer de zone de mise au point pendant la capture même de vidéos ou plus tard en postproduction, le tout avec un bokeh réaliste à l’intensité paramétrable.

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Si Apple mentionne désormais l’élaboration d’une carte de disparité (depth map en anglais), la principale technique utilisée consiste toujours en la différenciation des plans de la scène filmée grâce au décalage physique entre plusieurs dispositifs de captation. À cela s’ajoute la notion de segmentation d’image, soit une opération de traitement des images qui a notamment pour but d’identifier les éléments les plus importants – particulièrement les sujets humains – afin de leur donner la priorité lors de la mise au point simulée. Apple annonce en outre avoir étudié le travail de différents directeurs de la photographie et opérateurs caméra pour que l’iPhone soit capable de déterminer par lui-même quel sujet mérite l’attention du spectateur.

L’ambition d’une utilisation par les professionnels de l’image

Dans la pratique, les premiers tests du mode Cinematic nous montrent des qualités et défauts similaires à ceux des simulations de profondeur de champ réalisées sur de simples images fixes. La fonctionnalité est ainsi convaincante lorsque les conditions optimales sont réunies (différenciation évidente entre les plans de l’image, sujet facile à détourer, etc.) et que l’effet de flou n’est pas trop prononcé, mais elle se révèle encore moins précise que le travail de professionnels de l’image équipés de matériel plus encombrant et travaillant en équipe – soit un véritable dispositif cinématographique.

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Il est cependant certain que les prochaines générations de smartphones multiplieront les fonctionnalités similaires au mode Cinematic et feront sauter les limitations techniques aujourd’hui en vigueur (définition, nombre d’images par seconde, etc.). Il est aussi relativement probable que les technologies permettant la simulation d’effets de profondeur de champ s’affinent à un point tel que des applications soient envisageables à moyen terme au sein de milieux professionnels demandant plus de mobilité et de réactivité que le cinéma de fiction. Apple et les autres constructeurs de smartphones n’ont donc pas fini de vouloir (mieux) cerner le flou.

Article rédigé par
Paul Nicoué
Paul Nicoué
Journaliste