Décryptage

Le “roi du Calypso”, Harry Belafonte, est mort. Mais au fait, c’est quoi le Calypso ?

05 juillet 2023
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Le “roi du Calypso”, Harry Belafonte, est mort. Mais au fait, c’est quoi le Calypso ?
©Wagram

Quelques semaines après la disparition du chanteur Harry Belafonte, retour sur l’histoire d’une tradition musicale que ce dernier a largement à contribué à faire connaître.

Dans les années 1940 et 1950, alors que la frénésie du rock s’apprête à tout emporter sur son passage, les Américains découvrent, dans un tout autre registre, les musiques afro-caribéennes, importées par des marins, des militaires et de riches touristes. Rapidement, des chanteurs on ne peut plus yankee s’emparent du phénomène : il devient de bon ton pour un artiste à la mode d’enregistrer son propre disque de calypso.

Une inoffensive musique pour Américains en vacances ?

Les Andrew Sisters enchantent par exemple les ondes en 1944 avec Rum and Coca Cola, une chanson écrite l’année précédente par le chanteur trinidadien Lord Invader. Ce tube international marque le début d’une grande popularité de ces sonorités chantantes, légères et joyeuses qui raviront la classe moyenne américaine pendant une quinzaine d’année.

Quand Robert Mitchum, alors au faîte de sa gloire, enregistre le disque Calypso – Is Like So, la popularité de ce courant musical a déjà décliné. Entre-temps, elle a complètement été vidée de sa signification, de son origine et de sa portée politique.

Le chanteur américain Harry Belafonte entonnant son tube Day-O dans un concert au Japon. La chanson, vendue comme un « tube calypso » est en réalité un mento jamaïcain.

Harry Belafonte lui-même ne fait en réalité qu’un bref passage par la musique calypso, une parenthèse de deux ans, de 1955 à 1957, dans une carrière longue de près de sept décennies, et il peine alors à faire entendre cette musique pour ce qu’elle est…  À savoir un puissant outil politique ayant gagné une popularité considérable au début du XXe siècle dans l’archipel caribéen de Trinité-et-Tobago, alors sous domination britannique.

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Un archipel marqué par l’esclavage, la colonisation et la censure

Pays le plus méridional des Caraïbes, situé à quelques encablures du Venezuela, l’histoire de Trinité-et-Tobago est celle de bien des « paradis tropicaux » : quelques années seulement après qu’il a été signalé par Christophe Colomb lors de son troisième voyage en 1498, ses nombreux autochtones ont été anéantis par les colons espagnols, bientôt remplacés par des milliers d’esclaves arrachés à leur terre natale africaine.

Timbre commémorant l’implantation courlandaise de Trinité-et-Tobago

L’île est successivement colonisée par les Hollandais, les Courlandais, les Français et les Britanniques, qui prennent définitivement possession de l’île en 1802. L’archipel se recouvre de plantations et de distilleries de rhum, et, malgré l’abolition de l’esclavage quelques années plus tard, la population noire y reste exploitée brutalement par diverses formes de travail forcé. La population (à l’exception des quelques centaines de colons blancs) ne possède quasiment aucun droit ni représentant élu avant 1925, et n’accède au suffrage universel qu’en 1945.

À mesure que la situation perdure, la société civile de Trinité-et-Tobago se mobilise. Création de syndicats clandestins, manifestations, sabotages ou mêmes émeutes : autant de luttes qui finiront par faire céder le colonisateur anglais et qui permettront à l’archipel d’accéder à l’indépendance en 1962. Et les musiques populaires ont joué un rôle non négligeable dans le processus.

Des musiques pour faire passer des nouvelles et des idées

La musique calypso doit son nom à la musique kaiso, des chants d’esclaves utilisés pour communiquer à l’insu des maîtres. Dès le XVIIIe siècle, elle est utilisée pour transmettre des messages ou se moquer des puissants via des chants en créole que les blancs ne parvenaient pas à déchiffrer.

Le Lovey String Band, premier groupe de calypso à avoir enregistré un disque.

À la fin du XIXe siècle, alors que les échanges se multiplient entre Trinité et les autres territoires américains, le calypso s’enrichit peu à peu d’influences venues d’ailleurs et d’instruments nouveaux : chants caribéens, paseos vénézuéliens, ragtime américain ou encore invention du steelpan, un tambour peu onéreux à fabriquer, mais idéal pour communiquer des mélodies sur de grandes distances.

Dès le début du XXe siècle, des orchestres spécialisés dans la musique calypso se forment et commencent à enregistrer des disques dès 1912. Sous couvert de chants joyeux joués pendant les fêtes populaires (particulièrement le très célèbre carnaval local), ces formations commencent à diffuser des messages politiques et évoquent des mouvements sociaux, faits divers, voire revendications ouvrières explicites, en tentant de contourner la censure.

Les chanteurs de calypso, les calypsonians, deviennent par ailleurs de véritables vedettes locales, tantôt adulées, tantôt redoutées. Se parant de pseudonymes inquiétants (The Duke of Iron, Lord Executor, Mighty Destroyer, Gorilla…), ils se forgent une réputation de garçon de mauvaise vie, voire carrément de gangsters. Ils deviennent des piliers essentiels à la diffusion des nouvelles sur l’île, multipliant les chansons en forme de tracts, de flash info ou simplement de discussions sur les dernières tendances sociales.

The Sinking Ship, un calypso des années 1980 interprêté par Gypsy, dénonce la situation politique et économique du pays, alors en pleine crise financière.

Certains se fendent de pamphlets politiques particulièrement fins, à l’image de la chanson Comission’s Report, enregistrée par Atila the Hun dans les années 1940, qui décrit les méandres et l’injustice de l’administration coloniale, ou encore Exploiting, un texte de Lord Caresser daté de 1937 dans lequel le chanteur ironise sur la capacité des Européens à utiliser des moyens de transports sophistiqués uniquement pour coloniser, dominer et exploiter les populations rencontrées sur leur route. Quant au fameux Rum and Coca Cola, c’est une peinture au vitriol du comportement des touristes blancs américains, transformant le « paradis tropical » en maison close à ciel ouvert. On est loin de la bluette innocente.

L’extempo, un concours de « clash » sous forme de défouloir

Le calypso devient si populaire que, dans les années 1940, des festivals entiers sont organisés sur l’île. C’est à ce moment que l’industrie du disque des États-Unis commence, bien entendu, à s’intéresser à la question. Particulièrement prisés, des concerts sous forme de tournois nommés les « guerres du calypso » reprennent la tradition locale de s’affronter par disque interposés. Ce genre assez particulier, l’extempo, sorte d’ancêtre caribéen des rap contenders, demeure encore aujourd’hui une institution.

De nombreux duels d’extempo ont été ré-enregistrés et pressés sous forme de disque. Ici, un clash entre Lord Melody et Mighty Sparrow.©Erasmus Black Records

L’extempo est aussi le prétexte pour poursuivre la diffusion de messages et de porter des revendications politiques devant une foule attentive et particulièrement réceptive : plutôt que de clasher ses adversaires, le chanteur Brian London va ainsi choisir de s’en prendre à l’ensemble des membres du Parlement de Trinité-et-Tobago dans une chanson de 2014, dénonçant leur corruption, leur absentéisme et leur clientélisme.

Ces compétitions, toujours organisées en 2023 et très suivies par les habitants du pays, ont désormais des compétiteurs un peu vieillissants et ont perdu une bonne partie de leur charge subversive, la musique calypso elle-même s’étant largement fondue dans le patrimoine touristique local.

Un genre qui s’est transformé, mais une part essentielle de l’identité nationale de Trinité-et-Tobago

Car, si Trinité-et-Tobago compte encore de nombreux musiciens jouant du calypso traditionnel, la mode a changé. Peu à peu, ce style musical s’est hybridé avec la soul, donnant naissance à la Soca à partir des années 1970 (oui, oui, comme la Soca Dance, un fameux tube de l’été 1990), ou encore au Rapso des années 1980 et 1990, intégrant au calypso des éléments de funk, de RnB et de rap.

Long Live Soca, un des tubes du carnaval trinidadien de 2023.

La musique calypso traditionnelle, elle, a perdu en popularité dans les ventes et les écoutes musicales sur son île de naissance. Elle est retombée dans un anonymat relatif dans le reste du monde. Elle reste néanmoins un marqueur d’unité et de solidarité au sein du peuple de Trinité-et-Tobago, comme en témoigne la très forte mobilisation autour des concours d’extempo en ligne pendant le confinement de 2020, qui ont remis en lumière le rôle fédérateur des calypsonians dans la société trinidadienne.

Si elle est parfois un peu vue comme une musique « de l’ancien temps », confinée aux périodes de carnaval et moins populaire dans les boîtes de nuit que les genres qui lui ont succédé, la musique calypso reste un marqueur politique et social très puissant. À mille lieues des chansonnettes ensoleillées entonnées par Robert Mitchum entre deux tournages hollywoodiens de films policiers.

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