Entretien

“Cléopâtre est un succès marketing total parce qu’on peut en faire ce qu’on veut”

10 mai 2023
Par Marine Durand
La série “Queen Cleopatra” débarque ce 10 mai sur Netflix.
La série “Queen Cleopatra” débarque ce 10 mai sur Netflix. ©Netflix

Le docu-fiction Queen Cleopatra arrive aujourd’hui sur Netflix, après une polémique sur la couleur de peau de l’actrice principale. Tantôt vénéneuse, tantôt femme forte, souvent sexualisée, la représentation de Cléopâtre a varié au fil des périodes, jusqu’à imposer la reine égyptienne comme une icône de la pub et de la pop culture.

Il a suffi d’un trailer de deux minutes, mi-avril, pour électriser la presse du monde entier. Dans le docu-fiction Queen Cleopatra, produit par Jada Pinkett-Smith, Cléopâtre prend les traits d’Adele James, une actrice noire. “Cancel culture” pour certains, enjeu de représentation pour d’autres… Il y a au moins un point sur lequel tout le monde s’accorde : la dernière reine d’Égypte fascine depuis 2 000 ans.

D’Elizabeth Taylor dans Cléopâtre (1963) à Katy Perry dans le clip de Dark Horse (2013), L’Éclaireur décrypte comment l’histoire et la pop culture se sont emparées de la figure de Cléopâtre, avec l’historien de l’art François de Callataÿ, auteur de Cléopâtre, usages et mésusages de son image (Académie royale de Belgique, 2015), et sa consœur Claire Mercier, cheffe d’entreprise et doctorante en histoire romaine, avec qui il travaille à un nouvel ouvrage sur la souveraine égyptienne.

Pourquoi vous êtes-vous intéressés respectivement à la figure de Cléopâtre ?

François de Callataÿ : Après un colloque à Bruxelles pour lequel j’avais réuni plus de 150 000 images de l’Antiquité, je me suis intéressé dans un livre aux représentations de Cléopâtre dans l’histoire de l’art, à la façon dont son image était toujours passée par le regard d’hommes blancs issus de l’aristocratie. C’est Cléopâtre qui m’a fait tomber dans la pop culture lorsque j’ai été invité à participer à un cycle de conférences emmené par le groupe Antiquipop, qui analyse les références à l’Antiquité dans la culture populaire.

Claire Mercier : De mon côté, après avoir monté mon entreprise, je suis revenue à mes premières amours en entamant une thèse sur la réception de l’Antiquité dans la publicité en France. Forcément, Cléopâtre y tient une grande place.

François de Callataÿ : Ensemble, nous travaillons sur un essai dans lequel nous démontrons comment Cléopâtre s’est imposée comme une icône historique planétaire, chiffres à l’appui. Un seul exemple : Cléopâtre appartient au club très fermé des personnages qui ont un petit canard en plastique à leur effigie, avec la reine d’Angleterre et Donald Trump !

Nous nous sommes plongés dans plusieurs sites de vente en ligne, nous avons exploré la communauté artistique Deviant Art, nous avons analysé l’image de Cléopâtre en Europe, en Afrique ou en Amérique, lorsqu’elle est représentée par des hommes ou par des femmes, nous avons même regardé les déguisements de la pharaonne qui se vendent dans le monde pour en arriver à la conclusion que chacun a sa Cléopâtre.

Son apparence physique fait polémique aujourd’hui. Que savait-on de ses traits ?

Claire Mercier : On convoque généralement le philosophe grec Plutarque, qui explique qu’elle n’était pas vraiment belle, mais qu’elle avait du charme, et que sa conversation était agréable. Je remarque par ailleurs que la question de la beauté de Cléopâtre agite tout le monde, alors que personne ne se demande si César était beau ou non ! Très peu d’ouvrages parlent de l’apparence physique de Cléopâtre, mais le poète latin Lucain, et même l’historien et consul romain Dion Cassius, dont les textes étaient orientés contre Cléopâtre, parlent de sa grande beauté. 

Katy Perry dans son clip Dark Horse.©Capture Vevo

François de Callataÿ : Il y a un topos [une idée reçue] dans l’histoire qui veut que toutes les reines et tous les rois sont grands, beaux, forts et puissants. Dans l’Antiquité, c’est d’abord le fait que Cléopâtre soit puissante qui fait son attrait. Autre élément fondamental : son éducation, qui a eu à sa cour les meilleurs poètes, savants, grammairiens, n’avait rien à voir avec celle des femmes romaines. Cléopâtre est le produit de la culture hellénistique la plus raffinée, et son esprit fin a dû subjuguer les généraux romains qu’elle a rencontrés.

Claire Mercier : Par ailleurs, les écrivains romains qui parlent de Cléopâtre sont nécessairement orientés. Il serait impensable de décrire Octavie, la sœur d’Octave et seconde épouse du général romain Marc Antoine, comme moins belle que Cléopâtre, alors que cette dernière a eu une relation de dix ans avec Marc Antoine.

Que vous inspire la controverse autour de la série Queen Cleopatra ?

Claire Mercier : Aucun autre personnage historique ne continue à faire scandale après 2 000 ans. Cléopâtre déchaîne et déchainera toujours les passions, et chaque époque transpose sur elle ses questionnements idéologiques, ou de société. Ici, c’est la minorité “bruyante” que l’on entend. Mais la minorité silencieuse la voit de manière classique, et ne se reconnaît pas dans une Cléopâtre noire. D’ailleurs, il est très peu probable qu’elle ait été noire ou métisse. Cléopâtre est le fruit de la maison des Ptolémées, ce sont des gréco-macédoniens qui se sont toujours reproduits entre eux.

Le dessin animé Cléopâtre dans l’espace.©France TV

François de Callataÿ : Je retiens surtout de cette affaire que Cléopâtre ne laisse personne indifférent. La Cléopâtre telle qu’on l’imagine aujourd’hui n’a sans doute rien à voir avec la Cléopâtre qui a existé, elle ne s’est jamais habillée de façon pharaonique. Mais, en histoire de l’art, il est plus intéressant de voir ce qu’on a fait d’elle que de se demander à quoi elle ressemblait.

Justement, comment a-t-elle été perçue au fil des époques ?

François de Callataÿ : Il y a deux représentations qui ont formaté les esprits. Celle de Shakespeare, mais surtout celle de Plutarque. Chez Plutarque, au Ier siècle après J.-C., Cléopâtre représente un danger pour Rome, c’est l’Orient éternel qui amollit le général romain. À l’inverse, le XVIIe siècle est le moment où elle est le plus célébrée, et on représente souvent l’épisode de la perle. Il s’agit de la première rencontre, à Tarse, en Turquie, entre Cléopâtre et Marc Antoine. Selon Plutarque, ils décident de jouer à « qui offrira le repas le plus somptueux à l’autre ».

Le manga Cléopâtre, de Machiko Satonaka.©Black Box Editions

Tandis qu’Antoine apporte des mets toujours plus fabuleux, Cléopâtre défait simplement une perle d’une très grande valeur qu’elle avait à son oreille, et la dissout dans une coupe de vinaigre qu’elle fait porter à son adversaire. Mais la pire période de l’histoire pour son image est la deuxième moitié du XIXe siècle. Cléopâtre devient une sadique, une empoisonneuse qui tue ses amants après une nuit d’amour. 

Claire Mercier : C’est intéressant de noter qu’au XIXe siècle, elle redevient l’Égyptienne, l’étrangère. Sa peau est toujours blanche, mais ses vêtements rappellent l’Orient. 

Et après le XIXe siècle ?

Claire Mercier : L’évolution du féminisme dans nos pays occidentaux a fait changer notre vision de Cléopâtre. Et le cinéma a bien sûr joué un rôle. L’actrice américaine Theda Bara, qui joue dans l’un des premiers films muets sur Cléopâtre, en 1917, est une vamp, une femme fatale. On est toujours dans le répertoire de la femme un peu dangereuse, mais qui a plus de pouvoir. Les Cléopâtre suivantes collent parfaitement à l’image de la femme que l’on avait à l’époque.

Monica Bellucci dans Astérix et Obélix, Mission Cléopâtre, d’Alain Chabat.©Canal+, CNC

François de Callataÿ : La comédienne française Claudette Colbert, qui joue dans Cléopâtre de Cecil B. DeMille (1934), est décrite avec un profil de dactylo tout à fait standard. 

Claire Mercier : Dans Deux nuits avec Cléopâtre (1954), Sophia Loren est d’une “cruchitude” totale. Finalement, c’est avec Elizabeth Taylor, dans Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz (1963), que l’on commence à sortir des stéréotypes de la fille écervelée ou de la vamp, et que l’on a un personnage plus complexe.

Est-ce l’œuvre qui reste la plus marquante, même 60 ans plus tard ?

Claire Mercier : Assurément. J’ai fait le test récemment sur mes étudiants : je leur ai montré les yeux de Liz Taylor dans le film et ils ont tous reconnu Cléopâtre. En revanche, quasiment personne ne connaissait l’actrice, et certains ont pensé à Monica Bellucci. L’image de ce film continue à marquer notre imaginaire, c’est lui qui a imposé l’image de la Cléopâtre d’aujourd’hui, son maquillage, avec le trait de khôl et ce bleu outrancier sur les yeux, sa coiffure…

François de Callataÿ : En 1961 et 1962, les malheurs de tournage et la romance entre Elizabeth Taylor et Richard Burton ont généré près de 400 couvertures de magazines avec juste le visage de Liz Taylor. Aucun autre événement historique n’a eu autant de couvertures que ce film. Et il y a Astérix et Obélix, mission Cléopâtre, qui est le quatrième film français le plus vu dans l’Hexagone, avec 18 millions d’entrées. C’est un phénomène de diffusion massive. Par ailleurs, sur les dernières décennies, on observe que la sexualisation de Cléopâtre se renforce. Il suffit que l’on ait une femme sexy, représentée avec une pyramide ou un Sphinx pour que n’importe qui la reconnaisse. 

Claire Mercier : Il y a différentes Cléopâtre en fonction des cibles. Quand elle s’adresse à une cible plus féminine, c’est une femme séduisante, mais surtout plus forte, avec du pouvoir. Comme Katy Perry dans le clip de Dark Horse, par exemple. Cléopâtre est souvent entourée de chats, alors que pour la cible masculine, on la voit avec des fauves.

Et puis il y a la cible enfantine, avec des mangas dès les années 1970, la colle Cléopâtre, qui a marqué toute une génération, et même le dessin animé Cléopâtre dans l’espace, diffusée sur France Télévisions, dans lequel elle est une princesse espiègle qui se rebelle contre son père. Aujourd’hui, les enfants ne rencontrent plus forcément Cléopâtre à l’école, puisque les enseignants ont le choix entre l’Égypte et la Mésopotamie. C’est par la pop culture, les films, les séries, les clips qu’ils vont la connaître à l’avenir.

La publicité s’est aussi saisie de la légendaire Cléopâtre…

Claire Mercier : Oui ! Je pense à la pub Kellog’s pour les céréales Ancient Legends. Cléopâtre prend son petit-déjeuner, et le sous-texte c’est “grâce à mes céréales, je vais avoir assez d’énergie pour ma journée de reine”. Il y a aussi une publicité pour le site de rencontres extra-conjugales Gleeden qui la met en scène. On y voit une peinture du XIXe avec une Cléopâtre nue, en train de se faire piquer par un serpent et d’y prendre visiblement du plaisir, avec pour slogan “Cléopâtre avait aussi César comme Jules”. Il s’agit de convaincre les femmes de s’inscrire, mais la cible, derrière, ce sont les hommes. Et puis, on la retrouve dans des publicités russes, polonaises, mexicaines…

Cléopâtre est donc une icône mondiale ?

Claire Mercier : Oui, absolument. Dans les noms de marques de commerce, on la retrouve un peu partout sur la Terre. 

François de Callataÿ : Quand on prend différents personnages historiques, on se rend compte que leur popularité est souvent localisée. Vercingétorix, par exemple, n’est pas important en Angleterre. Avec Cléopâtre, il y a une ampleur géographique, une longueur historique, le fait qu’elle parle à tous les genres, tous les âges et toutes les classes sociales… On en sait suffisamment, et en même temps, suffisamment peu sur elle, pour lui accoler l’imaginaire que l’on veut. Et elle s’adosse à un mouvement très fort qui est l’égyptomanie.

Pour vous, est-elle une icône féministe ?

Claire Mercier : Cela dépend des cibles encore une fois, puisque Cléopâtre est récupérée à toutes les sauces. Elle va être féministe pour les féministes, elle peut être “woke”, comme en ce moment… Cléopâtre, c’est un succès marketing total parce qu’on peut en faire ce qu’on veut.

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