Entretien

Ève Duchemin pour Temps mort : “L’idée c’est de s’autoriser à savoir que tout est possible et que l’on peut cohabiter”

05 mai 2023
Par Lisa Muratore
Ève Duchemin présente “Temps mort”, son premier long-métrage de fiction.
Ève Duchemin présente “Temps mort”, son premier long-métrage de fiction. ©Olivier Pirard

Avec Temps mort, Ève Duchemin signe sa première fiction après une carrière consacrée aux documentaires. À cette occasion, L’Éclaireur a rencontré la cinéaste afin de parler d’un long-métrage percutant qui change notre regard sur la prison et ses détenus.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Temps mort n’est pas un « film de prison ». En racontant les trajectoires de trois détenus durant une permission de 48 heures, Ève Duchemin les libère afin de laisser éclater un long-métrage bourré d’humanité. Plus précisément, la cinéaste belge filme le parcours d’Hamousin (Issaka Sawadogo), de Bonnard (Karim Leklou) et de Colin (Jarod Cousyns), trois hommes qui, le temps d’un week-end, vont tenter de renouer avec leurs proches. 

Temps mort est la première fiction d’Ève Duchemin. La réalisatrice a fait le grand saut, passant du documentaire au long-métrage. Malgré ce changement de focale, elle ne renie pas l’objectif principal de son univers artistique : celui de briser les clichés et de donner à réfléchir aux spectateurs. De passage à Paris pour présenter son film, la cinéaste est revenue auprès de L’Éclaireur sur ce projet coup de poing, en salle depuis le 3 mai. 

Quelle est la genèse de Temps mort ? 

J’ai réalisé le documentaire En bataille (2016) sur une directrice de prison. Pour mener ce projet, j’ai dû faire un film du côté des détenus, notamment sur la pratique du sport en longue peine. Grâce à cela, j’ai rencontré Hamousin. J’ai aussi rencontré un jeune qui avait eu une permission, mais qui n’est pas rentré, et qui a été retrouvé chez sa mère deux semaines après. Résultat : sa peine a été rallongée de six mois. J’étais étonnée qu’il ait pu faire ça, qu’il se soit tiré une balle dans le pied. C’est là qu’un autre détenu m’a dit : “Tu penses comme les gens de dehors. Deux jours, ce n’est rien, ça passe en deux secondes, tu vois ta mère qui vieillit, tes enfants qui grandissent.”

Colin, dans Temps mort, a été inspiré d’un jeune prisonnier qu’Ève Duchemin a rencontré en prison. ©Pyramide Distribution

Quand il m’a dit que je ne me rendais pas compte de la situation, ça a déclenché une envie en moi d’aller dans la tête de ce garçon pour comprendre ce qu’il avait traversé pendant les deux jours. J’ai fait une longue immersion entre ces deux films, donc j’avais des bouts d’histoires et, en posant des choses sur un cahier, très vite ces histoires se sont rallongées. Puis, j’ai réalisé que je tenais mon film.

Quelle méthode entre celle du documentaire et celle de la fiction est la plus difficile à appréhender ?

Chaque film a ses difficultés à des moments différents. Là, j’avais une grosse pression, car l’histoire me plaisait tellement qu’on a foncé en mode bulldozer pour le financer. Je voulais voir ces histoires sur grand écran. En préparation, je me levais la nuit pour fumer des cigarettes, et je me disais : “Mais tu es folle, tu vas monter dans un énorme bateau et tu ne sais même pas ce que les gens doivent faire.” Je n’étais plus toute seule à vivre les moments.

Quand on fait du documentaire d’immersion, on partage le quotidien des autres. On est à l’affût de ces moments de vie. On n’a de compte à rendre à personne d’autre que soi, alors qu’avoir 50 personnes dans son dos, c’est vertigineux. J’ai vu cela comme un immense ferry, en espérant ne pas me prendre un iceberg avec tout le monde à bord. Ça a mis du temps avant que je comprenne le rôle de chacun et la puissance que peut avoir une communauté de gens talentueux. C’était grisant, mais ce n’est pas du tout le même travail. 

Malgré cette distinction entre fiction et documentaire, la mise en scène de Temps mort témoigne d’un ADN très réaliste. 

Je distingue la fiction et le documentaire dans le ressenti, mais la quête est la même. Quand bien même je passais en fiction, j’ai cherché le langage qui représente la poursuite de mon travail depuis le début. Je n’allais pas faire un grand écart en faisant des travellings, ça ne pouvait être qu’une poursuite parce que, pour moi, un temps on passe en fiction, un temps en documentaire. C’est le hasard de la vie et le hasard des sujets qui guident la prochaine étape. Ce film, je ne pouvais pas en faire un documentaire, parce que je voulais filmer l’intimité.

« Quand ils sortent enfin et que cette porte de métal s’ouvre, qu’ils respirent, je voulais qu’on soit dans la jugulaire et qu’on ressente leur première bouffée d’air frais. »

Ève Duchemin

Cette manière de filmer serré, c’est aussi parce que je crois beaucoup aux voyages que l’on fait avec les corps, avec les peaux ; une espèce d’identification physique et charnelle des gens. On commence avec des détenus, mais tout de suite on se retrouve rapidement avec des gens. J’aime que l’on puisse se mettre à leur place. Alors, quand ils sortent enfin et que cette porte de métal s’ouvre, qu’ils respirent, je voulais qu’on soit dans la jugulaire et qu’on ressente leur première bouffée d’air frais. Le fait de filmer serré c’est aussi pour montrer que les imaginaires sont devenus tout petits. Vous remarquerez que les plans s’élargissent un peu vers la fin, car ils ont acquis une liberté de mouvement nouvelle. Ils se rendent compte qu’avec de la bataille et du temps, ils vont pouvoir reconquérir le reste de leur vie qui les attend. 

Comment avez-vous travaillé la tension dans ce film qui comprend trois histoires et qui se déroule sur 48 heures ? 

La maîtrise naît au moment de l’écriture. Le fait que ça ne soit que 48 heures, c’est ça l’élément primordial de la tension narrative ; ce n’est pas une histoire de braquage ou un film d’action… Mis à part les retrouvailles qui sont difficiles ou joyeuses, il ne se passe rien de l’ordre de l’action. Or, le fait que ça soit sur deux jours fait que tout se tend, tout devient exacerbé de façon joyeuse ou dramatique. Je voulais faire en sorte que celui qui est le plus volubile s’écrase et s’éteigne, que celui qui est le plus mutique s’autorise enfin à prendre la parole…

Karim Leklou incarne Bonnard dans Temps mort. ©Pyramide Distribution

Vu que ce sont trois trajectoires différentes, ils ont aussi leur temporalité. Il faut écouter ce que les autres ont à dire, commencer à être entendu par les autres, à être vu, que chacun pioche ce qu’il a à piocher dans la vraie vie, à son rythme, tout en sachant qu’ils n’ont que 48 heures pour vivre ça. On a aussi identifié les scènes où ça devait monter. Le personnage le plus complexe à tenir cette partition, c’est Bonnard, qui est campé par Karim Leklou. On a compris, lui et moi, qu’il fallait qu’on se méfie, que ce personnage ne sature pas trop, du moins à un endroit pas trop cliché pour le spectateur. Ce qui est beau, c’est qu’on s’est autorisé à faire des prises différentes pour qu’au montage je puisse faire monter la sauce afin d’être toujours dans une forme de dualité. 

Pourquoi cette volonté de dépeindre des personnages duels avec un regard tendre ?

En fiction, on choisit quelles émotions on va triturer. C’est tellement facile de les traîner dans la boue, alors qu’en fait ce sont des hommes qui se battent pour retrouver leur humanité. Même s’ils font des mauvais choix, le but était de mettre en avant une certaine noblesse, de montrer qu’ils essaient de se dépasser et de se donner une chance d’être autre chose qu’un numéro d’écrou. Dans cette même idée, j’ai choisi de ne pas révéler la raison pour laquelle ils sont en prison ; le but ce n’est pas que nous, spectateurs, on les juge. C’est plutôt de leur donner la possibilité d’accéder au reste de leur vie et de s’autoriser à aimer des gens “pas aimables”.

« C’est pour ouvrir les imaginaires et se poser la question du vivre-ensemble. Comment on essaie de s’accepter malgré nos différences, comment on essaie de sortir des cases et du monde binaire dans lequel on vit ? »

Ève Duchemin

Par exemple, Colin a commis un crime de l’ordre de l’irréconciliable pour sa mère. C’était quitte ou double, parce que je m’autorise à ce que l’on aime ce garçon qui a fait quelque chose de très grave. Or, on a le droit d’être dans les yeux de sa mère. Ce garçon a fait quelque chose d’immonde, mais c’est son fils et elle l’aime. Tout le blocage qu’elle a afin de savoir si elle va lui ouvrir ou non la porte, c’est tout ce qu’on donne à voir. C’est pour ouvrir les imaginaires et se poser la question du vivre-ensemble. Comment on essaie de s’accepter malgré nos différences, comment on essaie de sortir des cases et du monde binaire dans lequel on vit ?

Peut-on dire que Temps mort est un film politique, selon vous ? 

À cet endroit de s’autoriser à parler d’émotion, oui. Bien qu’on fasse un film de prison, je ne m’autoriserais pas à avoir un discours sur la prison. Je n’en ai pas les compétences. Je peux juste raconter ce que j’en ai vu ; ces trois hommes différents sont brisés à des endroits similaires, quand bien même ils n’ont pas le même âge. C’est tout un questionnement de lâcher dans la nature des fantoches inadaptés à qui on demande de se réinsérer. Par contre, là où c’est de ma responsabilité, c’est la couleur des émotions que l’on va traverser tous ensemble et ce que j’ai envie de donner à voir des humains que nous sommes. C’est une belle bataille de traverser toutes ces émotions contradictoires dans lesquelles il y a un endroit où, malgré la difficulté, il y a beaucoup d’amour. 

La question de la parentalité occupe une place très importante dans le film, pourquoi ce choix ?

On n’existe que dans le regard de ceux qui nous ont connus avant. Pour moi, ce n’est qu’une quête éternelle de retrouver ceux qui nous ont connus avant pour essayer de voir dans leurs yeux si on a encore de la place pour vivre la suite de notre vie. C’est à travers la manière d’être vu, encore plus par les siens, que l’on peut retrouver une forme de courage de s’attaquer à toutes les difficultés qui vont s’accumuler. Finalement, ils n’ont besoin que d’être vus, d’être vus autrement que comme des détenus. 

Issaka Sawadogo dans Temps mort. ©Pyramide Distribution

Ce sont des questions qui nous concernent tous finalement, des questions que l’on partage tous à différents niveaux, sauf qu’eux n’ont que 48 heures pour réparer un nombre incalculable d’erreurs, de problèmes, de mots qui n’ont pas été dits pendant longtemps. On peut s’identifier à eux par ce biais de la parentalité. Qui n’a jamais eu de problème avec sa mère ? Qui n’a jamais assisté à un repas de famille qui se passe mal ? Il y a une sorte de pied de nez. 

Votre film fait écho à Je verrai toujours vos visages à plusieurs échelles, avec une forme de bienveillance dénuée de jugement. Est-ce que le fait que vous soyez deux femmes réalisatrices qui se saisissent d’un tel sujet joue dans le traitement ? 

Je pense qu’au départ, il y a un hasard de calendrier avec Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry, car la question carcérale sort du chapeau avant d’être remise sous le tapis. Aujourd’hui, avec la crise mondiale, l’inflation, la guerre en Ukraine, les gens sont très loin de se poser des questions sur ce que l’on est en train d’infliger aux membres de notre propre société. C’est un sujet très compliqué et très tabou dans la société. Après, est-ce que ces deux films sont originaux parce qu’on est toutes les deux femmes ? Je ne sais pas. Je ne sais pas si la bienveillance dans le regard vient du fait d’être homme ou femme.

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Par contre, il est vrai je filme des hommes assez puissants à l’endroit où ils sont le plus vulnérables. Je commence mon film dans la salle de sport, sauf que, quand j’allais dans leur cellule, c’était des hommes beaucoup plus fragiles, contrairement à ce qu’ils sont devant tous leurs amis. J’avais accès à une prise de parole magnifique et sincère. Il y a quelque chose que je trouve très beau dans le fait d’oser montrer ce que les hommes cachent. Quand ils sont vulnérables, je les trouve encore plus beaux. Ce sont des sentiments qui s’entrechoquent. Ce n’est pas une ode à la virilité ; au contraire, ça les redescend sur la planète des humains et ça agit sur le fait qu’on commence à les voir autrement que comme des clichés.

Est-ce que cette première fiction vous a donné envie d’en refaire ? 

Maintenant que je montre le film, ça crée des émotions très différentes du documentaire. Les gens sont émus de ce qu’ils découvrent et ce qu’ils ne connaissaient pas. En plus, il y a quelque chose de plus irrationnel qui les saisis. Peut-être que c’est parce qu’on croit que c’est un film sur la prison, mais qu’en réalité, c’est un film sur les familles. Après leur sortie, ils ne sont plus détenus, ils deviennent des hommes qui ont des problèmes de famille, comme nous tous : ils reprennent contact avec une femme qu’ils n’ont pas vue depuis 20 ans, ils retrouvent leurs fils et leurs parents qui les jugent.

Temps mort d’Ève Duchemin. ©Pyramide Distribution

Pour l’instant, dans ce que je récolte des spectateurs, c’est assez surprenant de voir qu’ils se sont laissés porter par des émotions contradictoires et qu’ils sortent bouleversés. Pour les prochains projets, c’est en fonction de ce qui s’amène à moi. Maintenant, je sais que je peux aussi me tourner vers la fiction et continuer ma quête de langage. J’avais besoin de le monter. En fait, on remplit ses poches d’humains et d’anecdotes. Évidemment, quand je vois que ce film est partageable, je me dis que je dois recommencer, en espérant que la route soit un peu moins longue, car un film, c’est lourd à porter. 

Des œuvres vous ont-elles accompagnée au moment de l’écriture ?

Trés vite il y a eu ces trois hommes sur le papier, alors je me suis inspirée des films d’Alejandro González Iñárritu quand il a enchaîné trois films choraux. J’ai aussi pensé à un film que j’aime beaucoup, qui s’appelle Oslo 31 août, qui raconte l’histoire d’un homme sur une journée. C’est très beau et ça joue sur le fait que l’on a peu de temps pour se réaliser et, quand bien même on a peu de temps, on peut ne pas être le même entre le début et la fin. J’aime aussi beaucoup les films de Cassavetes. On est nourri de beaucoup de choses pour ensuite en faire dépôt dans les interstices de nos scénarios. On ne s’en rend compte que quand le film est fini. 

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Comment définiriez-vous votre univers artistique, entre le documentaire et désormais la fiction ?

Ce n’est sûrement pas vrai, mais en tout cas c’est ce que moi je me raconte. J’adore la phrase de Georges Brassens qui dit : “Sous les jupons d’Hélène, j’ai trouvé les jambes d’une reine.” J’aime bien tordre le cou aux clichés. On s’empare d’un personnage, on croit aller dans un endroit et ça va bien ailleurs. Ça rend tout plus large, ça ouvre les imaginaires. Je crois que, de film en film, l’idée c’est de sortir les gens des cases et s’autoriser à savoir que tout est possible et que l’on peut cohabiter. 

Bande-annonce de Temps Mort.

Temps mort, d’Ève Duchemin, avec Karim Leklou, Issaka Sawadogo et Jarod Cousyns, 1h58, en salle depuis le 3 mai 2023.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste