Décryptage

Darren Aronofsky : pour le meilleur et pour le pire

10 mars 2023
Par Félix Tardieu
Darren Aronofsky est de retour dans les salles obscures depuis le 8 mars avec “The Whale”.
Darren Aronofsky est de retour dans les salles obscures depuis le 8 mars avec “The Whale”. ©Matteo Chinellato/Shutterstock

Tout juste sorti en salles, le huitième long-métrage de Darren Aronofsky, The Whale, met en scène un Brendan Fraser retrouvé dans la peau d’un homme atteint d’obésité morbide et rongé de l’intérieur par la culpabilité. À cette occasion, retour sur la filmographie en dents de scie d’un cinéaste new-yorkais tout aussi révéré que décrié. 

1 The Wrestler, 2008

Lion d’or à Venise en 2008, The Wrestler condense tout le savoir-faire de Darren Aronofsky, mais constitue en même temps son long-métrage le plus épuré, le plus terrassant. Avec une sobriété élégante (et hélas perdue de vue depuis), le réalisateur s’effaçait pour une fois derrière la trajectoire de son personnage, Randy a.k.a « Le Bélier », catcheur professionnel sur la sellette, fauché et accro aux stéroïdes superbement campé par le corps abîmé et insondable de Mickey Rourke.

Bande-annonce VF de The Wrestler.

Avec son éternel sourire d’ange – déchu, on l’aura compris –, Rourke s’y offrait un come-back inespéré et bouleversant devant la caméra étonnamment réaliste d’Aronofsky (bien aidé par la photographie de Maryse Alberti), dans une apothéose mettant presque aussitôt un terme à sa carrière après cette impensable résurrection à l’écran. Méditation sur ce que l’industrie du spectacle inflige aux corps des artistes, The Wrestler est sans aucun doute le chef-d’œuvre d’Aronofsky. 

2 Requiem for a Dream, 2001

Deuxième long-métrage de Darren Aronofsky, Requiem for a Dream reste l’un des films les plus révérés de son auteur, et ce plutôt à juste titre. La célèbre bande-originale de Clint Mansell, la performance folle d’Ellen Burstyn, le premier rôle marquant de Jared Leto en junkie héroïnomane… Aronofsky déploie un style percutant, ouvertement nauséeux, multipliant les effets de style qui pourraient, à force, paraître un brin clinquants.

L’affiche culte de Requiem for a Dream. ©Thousand Words/Protozoa Pictures

Mais le film tire au contraire sa force de cette adéquation totale entre la forme – les plans accélérés ou tournés à la SnorriCam, la démultiplication d’inserts sur des substances en tous genres, etc. – et le chaos intérieur de personnages embarqués dans une spirale cauchemardesque, dont les rêves sont lentement déchiquetés par l’addiction. Le réalisateur dresse un parallèle certes tout trouvé, néanmoins puissant entre le divertissement et les drogues de synthèse : une emprise insidieuse sur le corps et l’équilibre psychique des individus. 

3 Black Swan, 2010

Sans être exempt de défauts, Black Swan marque cependant le retour d’Aronofsky à une forme plus ramassée après la déroute de The Fountain (2006). Dans la peau de Nina, ballerine décidée à tenir coûte que coûte le rôle principal du célèbre ballet de Tchaïkovski, Natalie Portman livre l’une de ses meilleures performances. Elle repartira d’ailleurs avec l’Oscar de la meilleure actrice, en 2011, après avoir décroché le Golden Globes la même année.

Bande-annonce VF de Black Swan.

Tous les ingrédients du thriller psychologique fonctionnent grâce, entre autres, à la rencontre musicale entre la partition de Tchaïkovski et celle de Clint Mansell, aux chorégraphies fiévreuses de Benjamin Millepied, à la caméra virtuose de Matthew Libatique et à l’efficacité retrouvée d’un réalisateur qui, tout en s’autorisant quelques saillies dans le genre horrifique par l’entremise d’effets (les jeux de miroirs, les dédoublements, etc.) bien sentis soulignant les névroses de son personnage, ne perd jamais de vue l’obsession première de Nina – à savoir sa quête de perfection, faisant ainsi d’elle l’archétype ultime du personnage « aronofskien ». Black Swan constitue son plus grand succès, puisque le film a récolté près de 330 millions de dollars au box-office pour un budget « dérisoire » de 13 millions de dollars.

4 Pi, 1998

Premier film de Darren Aronofsky tourné pour la modique somme de 60 000 dollars, Pi développe, à une échelle relativement modeste, le style du cinéaste. On y suit Max (Sean Goulette), mathématicien obsessionnel et paranoïaque convaincu que les mathématiques régissent le monde, qui cherche à déceler une séquence dans les chiffres de la Bourse.

Bande-annonce de Pi en version restaurée.

Le film pâtit légèrement de son esthétique de bricolage, mais Pi a néanmoins le mérite de constituer une introduction prenante à son cinéma, aussi bien sur le plan esthétique – Aronofsky y fait appel à son chef opérateur fétiche Matthew Libatique (on y trouve déjà les plans accélérés, les gros plans, les points de vue subjectifs à la SnorriCam, etc.), ainsi qu’à Clint Mansell pour la bande originale – que thématique : la quête d’une conciliation entre science et spiritualité, un personnage rongé par son obsession… du Aronofsky pur jus. 

5 The Whale, 2023

Difficile ne pas tirer un trait d’union entre The Whale et The Wrestler. Aronofsky offre cette fois-ci un retour inespéré à Brendan Fraser, figure bankable de la fin des années 1990 (La Momie), ressuscitée après une carrière chaotique. Fidèle à son cinéma, le corps n’y est qu’une carapace encombrante dissimulant une fêlure plus profonde. Là où Randy se shootait aux stéroïdes, Charlie, professeur de littérature reclus dans un appartement miteux, se gave maladivement de junk food. Au corps éreinté du catcheur prêt à imploser se substitue celui d’un homme atteint d’obésité morbide, lui aussi affaibli par un problème cardiaque.

Bande-annonce VF de The Whale.

Tout comme Randy, cette menace pousse Charlie à renouer, dans un dernier élan de vie, avec sa fille – Sadie Sink (Stranger Things), marchant dans les pas d’Evan Rachel Woods – rejetant en bloc un père absent. Une ultime tentative de rachat pour un personnage prêt à mourir, comme souvent chez Aronofsky, au nom de la beauté. Démonstratif, ampoulé et très peu stimulant cinématographiquement (le film est l’adaptation d’une pièce de théâtre de Samuel D.Hunter), The Whale n’est pas tout à fait le désastre annoncé – au moins grâce à la performance salvatrice de Brendan Fraser et ce pont inattendu entre les deux films. 

6 The Fountain, 2006

Coup de génie, « grand film malade » ou opus prétentieux, voire risible ? The Fountain est sans doute le film le plus clivant d’Aronofsky. Il n’a jamais rencontré son public (à peine plus de 15 millions de dollars de recettes pour un budget estimé à 35 millions de dollars), malgré ses ambitions et sa tête d’affiche, Hugh Jackman, remplaçant au pied levé un autre acteur un temps rattaché au projet : Brad Pitt.

Bande-annonce VO de The Fountain.

Sous couvert d’une fresque intemporelle à cheval sur trois époques différentes (le siècle des Conquistadors, l’époque contemporaine et les entrailles du cosmos dans un futur très lointain), Aronofsky se complaît dans un blockbuster ésotérique fauché – la vision première du réalisateur, originellement dotée d’un budget de 75 millions de dollars, est tombée à l’eau après le départ de Pitt – et visuellement insipide, le cinéaste abandonnant le style qui faisait jusque-là son originalité pour déployer une vision essentialiste et éculée d’un amour éternel mêlant naïvement les références bibliques, la mythologie Maya et la philosophie bouddhiste. On sauvera tout de même la quête obsessionnelle et aveuglante d’un personnage pour sauver un être cher et son chemin vers l’acceptation de la fatalité. Un naufrage dont on ne s’est toujours pas remis.

7 Mother!, 2017

Clivant est décidément le mot d’ordre chez Aronofsky. Avant The Whale, Aronofsky s’attirait déjà les foudres de la Mostra de Venise avec Mother !, proposition tout aussi alléchante que proprement bordélique portée par Jennifer Lawrence et Javier Bardem, pris dans un huis clos infernal lorgnant du côté de Rosemary’s Baby (1968). Sur le papier, le film avait tout pour plaire. Dans les faits, le cinéaste bourre son septième film de références alambiquées – une fois n’est pas coutume. Sa caméra braquée sur Jennifer Lawrence, Aronofsky met volontairement à mal un personnage qui, de fait, n’en est pas vraiment un, son rôle ne dépassant jamais sa fonction de substrat métaphorique.

Bande-annonce VF de Mother !.

Privée d’une quelconque consistance, Lawrence est censée incarner Gaïa à elle seule, la Mère de toutes choses–- au point de « faire corps » avec cette maison slash jardin d’Eden, dont elle sent littéralement le cœur battre et dont elle perçoit la lente corruption à vue d’oeil –, quand Javier Bardem s’apparente à la fois au Dieu créateur et à l’artiste obsédé par son œuvre. Dans ce huis clos délavé, le cinéaste fait passer en force ses considérations emphatiques sur la foi, la création artistique ou encore la conscience écologique. Angoissant et viscéral par endroits, Mother! n’est jamais passionnant sur le plan cinématographique – et l’est encore moins au vu de son vernis théorique.

8 Noé, 2014

Avec un budget de 125 millions de dollars, Aronofsky tient enfin son blockbuster. Au moins, le cinéaste ne masque plus son intérêt pour les figures bibliques. Mais, à l’inverse de The Fountain, qui avait au moins le mérite de pousser à fond les curseurs du mauvais goût, le résultat est ici terriblement terne, plat, unidimensionnel, sans la moindre secousse malgré la tentative du réalisateur de brosser un portrait plus « complexe » de Noé (Russell Crowe).

Bande-annonce VF de Noé.

Résultat : un mélange indigeste d’heroic fantasy et de film pseudo-historique, un bestiaire tout entier en images de synthèse informes, des dialogues risibles, un récit boursouflé, une tentative paresseuse de relecture du mythe (en termes de subversion, on est à mille lieues de La Dernière Tentation du Christ de Scorsese, 1988). Si certaines séquences sortent néanmoins du lot – comme la bataille épique autour de l’arrivée du déluge –, l’ensemble est bien trop atone pour soulever la moindre empathie. Mais Aronofsky a enfin pu réaliser son blockbuster biblique, tant mieux pour lui !   

À lire aussi

Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste