Le protocole domotique Matter débarque avec son lot de promesses. En quoi est-il si différent des autres ? Et pourquoi a-t-il toutes ses chances de s’imposer comme protocole universel dans la maison intelligente ?
Après avoir été plusieurs fois annoncé puis repoussé, Matter a été officiellement lancé le 3 novembre dernier à Amsterdam. En plus de vouloir rendre compatibles tous les équipements connectés, il se présente comme plus sécurisé, moins gourmand en énergie, plus facile à installer et à utiliser.
Objectif interopérabilité
Le projet Matter est parti d’un constat : les objets connectés de la maison utilisent des protocoles différents qui cohabitent mais communiquent difficilement. Des fabricants se sont donc regroupés au sein de la CSA (Connectivity Standards Alliance), anciennement Zigbee Alliance, avec la volonté de mettre au point un protocole de communication commun, avec pour objectif une interopérabilité totale.
« Aujourd’hui, on a un patchwork de systèmes différents qui ne communiquent pas entre eux. Il y a peut-être une première tentative avec les assistants vocaux pour unifier les choses. Mais Matter va plus loin. Ça n’est pas seulement l’assistant vocal qui communique avec chaque produit, mais ce sont vraiment les produits qui communiquent entre eux, avec une même langue », explique Guillaume Etorre, directeur général en charge du pôle Smart Home de Delta Dore.
Matter 1.0 est d’ores et déjà pensé pour évoluer et supporter à terme tous les appareils connectés de la maison.
Un protocole qui ne part pas de zéro
Matter s’appuie sur des technologies de communication connues et éprouvées : wifi, Ethernet, Bluetooth LE, Thread. « Matter est un nouveau protocole qui utilise pour la première fois les technologies issues de l’Internet – donc la technologie IP – dans les objets de la maison connectée. Il est né de la rencontre des technologies radio qui ont été portées jusque-là par les industriels de la maison, qui se retrouvaient pour beaucoup au sein de l’alliance Zigbee, et de Google, Amazon et Apple, qui apportent une partie de leur savoir-faire sur l’IP basse consommation (Thread, c’est Google qui l’apporte) ou sur le processus d’installation (et ça c’est Apple qui l’apporte avec Homekit) », détaille Marc Westermann, directeur produits et services chez Somfy.
La sécurité comme socle
« Vu le nombre de participants à la CSA et les marques qui y participent, cela renforce les exigences en matière de sécurité, que ce soit des données personnelles ou du système en lui-même » déclare Christophe Bresson, directeur de la communication Signify. En effet, la sécurité est l’une des bases sur lesquelles a été fondé Matter. Il est plus sécurisé de par sa nature, d’après Philippe Gout, expert indépendant (consultant Mission ENR Data) : « Avec IPV6, on a codé sur 128 bits, ça devient sérieux. On peut dire que c’est un protocole vraiment sécurisé. »
Les fabricants ont par ailleurs l’obligation de faire certifier leurs produits. Florian Deleuil, Vice President of Product Management chez Netatmo (groupe Legrand) nous apporte quelques précisions : « Chaque produit Matter va avoir un code qu’il faudra scanner. Ce code cache un certificat unique délivré par une autorité de certification. Au moment où je scanne, mon téléphone ou mon application sait que c’est un vrai produit Matter. » Ce qui évite de créer une faille ou de laisser entrer un produit « espion », puisque qu’un objet non certifié ne peut rejoindre le réseau.
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Ce que ça va changer concrètement
Rappelons les principales caractéristiques de Matter.
- Une installation standardisée et facilitée grâce à des QR codes et au Bluetooth. Il est même question que le NFC se joigne à la fête, ce qui serait encore en discussion.
- La construction de Matter comme un réseau maillé : « Auparavant, il fallait un hub pour distribuer le protocole à l’intérieur de la maison, alors que maintenant on a un maillage. Tous les équipements peuvent servir de relai. Les systèmes de Google vont pouvoir relayer l’information à Philips, qui va pouvoir la relayer à Samsung… Si l’information n’est pas pour lui, il la transmet à son voisin », déroule Philippe Gout.
- Un fonctionnement en local et indépendamment de la connexion internet. D’après Florian Deleuil (Netatmo), sur ce point, Matter s’inspire d’Apple Homekit. « Jusqu’à présent, il y avait deux approches dans la maison connectée. L’approche Homekit, qui fonctionne en local, c’est-à-dire avec un logiciel qui tourne dans l’objet lui-même et parle à son réseau local. Et puis l’approche API où, pour pouvoir parler à d’autres objets, le produit parle à son serveur, le serveur parle à un autre serveur d’une autre marque et cette autre marque fait redescendre les informations à son produit. Les informations font le tour du monde alors que les produits sont au même endroit. Et s’il y a une coupure d’Internet, ça ne fonctionne plus. »
- La possibilité de piloter n’importe quel objet Matter depuis n’importe quelle application compatible Matter, indépendamment des marques et des OS – et même simultanément (ce que la CSA baptise multi-admin). Chaque membre de la famille pourra ainsi contrôler les équipements comme il le souhaite.
- Autre avantage de Matter : il s’agit d’un protocole open source. « C’est logiciel, ça n’est pas matériel. Donc dans chaque système embarqué de chaque constructeur, on va pouvoir mettre un morceau de programme qui va le rendre compatible avec Matter », explique effectivement Philippe Gout. Par exemple, certains fabricants d’appareils de chauffage ou d’électroménager pourraient l’implémenter dans leurs équipements.
- À terme, Matter prendra en charge toutes les catégories d’appareils, ce qui permettra de gérer facilement des scénarios complexes. Florent Bérard, VP stratégie, Home & Distribution chez Schneider Electric en donne un exemple. « Connecter, c’est aussi avoir une réception d’informations plus large qui permet de comprendre et de piloter. En pilotant, on peut faire des économies. On peut prendre l’exemple d’un four et du chauffage. Si on a le chauffage et le four qui fonctionnent dans la cuisine, le four dégage de la chaleur donc on n’a peut-être pas besoin de chauffer de la même manière. L’interopérabilité entre des appareils qui en apparence n’ont rien à voir permet une optimisation directe. » Si aujourd’hui l’utilisateur doit encore programmer ses choix, un algorithme pourrait très bien le gérer de manière autonome.
S’il ne peut en rester qu’un, est-ce que ce sera Matter ?
Sur le papier, Matter semble n’avoir aucun défaut. Mais ne risque-t-il pas d’être un énième protocole qui cohabite avec les autres, sans parvenir à s’imposer ? Auquel cas la promesse principale pourrait être sacrément écornée. Tous nos interlocuteurs admettent qu’il est difficile d’écarter totalement ce risque.
Mais c’est tout de même peu probable, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, le nombre de fabricants qui ont adhéré au projet : ils étaient 220 au lancement officiel, qui ont œuvré ensemble au sein de groupes de travail pour mettre au point Matter. Ce qui contribue à en faire un protocole hors norme.
Parmi ces entreprises partenaires, on trouve les géants du Web Amazon, Google et Apple. Ils ont été rejoints par de grands noms de différents univers comme Samsung, Haier, LG, Huawei, Ikea, Legrand, Schneider Electric, Signify (Philips Hue), Somfy ou encore Texas Instruments… Voilà qui fait encore de Matter un protocole si spécial. Et, d’après Florian Deleuil (Netatmo), il en ressort le meilleur : « C’est un protocole qui prend le meilleur de tous les mondes. Qui, pour la première fois, réunit Gafa (Google, Apple, Amazon), acteurs de l’industrie (Schneider, Legrand, Velux, Somfy), acteurs tech (Netatmo..), acteurs de l’habitat (Ikea), fabricants de composants (Nordic, ST)… »
Alors, qui aurait désormais intérêt à jouer cavalier seul ? Florence Delettre, directrice générale de l’association Promotelec, nous assure que les membres de l’association (notamment IGNES) y croient dur comme fer : « On est sur un boulevard qui va permettre de faire communiquer tous les objets de la maison intelligente, de manière simplifiée, en gagnant de l’interopérabilité… Il est aussi important de préciser que ça fonctionne avec des technologies existantes. Ils sont convaincus que Matter est plus qu’en marche. »
Quid des appareils d’ancienne génération ?
On peut se demander si les appareils d’ancienne génération seront compatibles avec Matter. Question à laquelle les constructeurs apporteront des réponses différentes. Certains prévoient de mettre à jour leur box quand leur écosystème en utilise une ou de commercialiser une passerelle pour assurer la compatibilité des équipements d’ancienne génération.
Aucun n’envisage que les utilisateurs doivent se rééquiper. « Chez Somfy, notre produit phare est le moteur de volet roulant. On en vend des millions chaque année et quand on les installe dans une maison, ils vont durer 20 ans. Vous attendez de nous que votre produit fonctionne et qu’il ne soit pas nécessaire de le changer à chaque fois que quelqu’un a eu l’idée d’une nouvelle norme », abonde Marc Westermann.
Même son de cloche du côté de Delta Dore, qui dit mettre un point d’honneur à « protéger l’investissement » de ses clients. « Rester compatible avec Matter est aussi pour nous une question de développement durable. C’est éviter l’obsolescence des produits et permettre à nos équipements de rester installés plus longtemps », complète Guillaume Etorre.
Néanmoins, il y a tout de même quelques limites. « Pour faire tourner Matter, il faut un processeur assez puissant. Il faut qu’il ait assez de mémoire pour faire tourner toutes ces clés de chiffrement. Tous les processeurs existants ne sont pas compatibles », admet Florian Deleuil (Netatmo). Peut-être que certains appareils très anciens ne pourront pas être mis à jour. Auquel cas, ils continueront de fonctionner, mais sans permettre de déclencher des scènes intelligentes dans un écosystème Matter.
Florence Delettre (Promotelec) relativise : « De toute façon, il va bien arriver un moment où les anciens appareils finiront obsolètes et les nouveaux équipements qu’on achètera seront compatibles Matter. » C’est aussi de cette manière que le protocole entrera dans les logements, petit à petit, au fil des besoins, des mises à jour, mais aussi des renouvellements.
Quant au déploiement progressif de Matter, qui ne prendra pas en charge tous les objets immédiatement, les utilisateurs qui ont déjà connecté leur maison peuvent se rassurer : « On n’efface pas pour réécrire. Un protocole existant continue à être existant. Simplement, on va permettre à ce protocole de s’intégrer à un nouveau protocole qui a une puissance et un scope beaucoup plus larges », selon Florent Bérard (Schneider Electric).
Pourquoi ça prend autant de temps ?
La CSA promet des mises à jour tous les six mois pour apporter à Matter de nouvelles fonctionnalités ou la compatibilité avec de nouvelles typologies de produits. Après l’officialisation de Matter en novembre, on aurait pu s’attendre à un déferlement d’annonces au CES de Las Vegas. Matter était bien visible sur de nombreux stands, mais le tsunami n’a pas eu lieu. Nanoleaf a annoncé quelques produits d’éclairage, certains téléviseurs compatibles Matter ont été dévoilés, tandis que Google et Amazon avaient dégainé avant le salon pour annoncer la compatibilité Matter, de même que Samsung.
La plupart de nos interlocuteur·rice·s évoquent un horizon de trois à cinq ans pour voir Matter arriver à maturité et se démocratiser. Florian Deleuil (Netatmo) confirme : « Avant de permettre des automatisations exceptionnelles, il va falloir attendre que tout l’écosystème soit compatible Matter. Dans les deux ou trois ans à venir, Matter sera l’assurance que ça fonctionne avec les assistants vocaux. » Netatmo ne compte d’ailleurs pas se précipiter pour proposer des mises à jour, qui n’apporteraient en l’état rien de plus à ses utilisateurs.
La plupart de nos interlocuteur·rice·s évoquent un horizon de trois à cinq ans pour voir Matter arriver à maturité et se démocratiser.
Sur le site de la CSA, on voit le nombre de produits certifiés s’étoffer (un peu plus de 4 000 actuellement). Mais on peut s’étonner de ne pas voir les annonces de produits, applications et mises à jour Matter déferler. Guillaume Etorre (Delta Dore) nous aide à remettre un peu les pieds sur terre : « On n’est pas uniquement dans le monde de la tech. On est dans le monde du bâtiment. Les cycles sont moins rapides, mais plus durables. »
Dans ce domaine, les utilisateurs sont en droit d’attendre une certaine pérennité, par exemple quand ils font installer des volets roulants ou un compteur électrique connecté. Marc Westermann (Somfy) évoque aussi les défis techniques que doivent relever les industriels de la maison qui commercialisent une grande variété d’appareils et doivent tout rendre compatible, y compris les anciens équipements. « On part de choses connues. Pour autant, c’est beaucoup de travail au sein des alliances d’arriver non seulement à se mettre d’accord, mais en plus à développer les briques – car ce sont des briques disparates qu’il faut assembler pour arriver à un tout cohérent et robuste. On parle de millions d’objets et de centaines de fabricants concernés. » Et même s’il va falloir un peu de patience, il estime qu’à l’échelle de l’industrie du bâtiment, les choses avancent vite.
Il s’agit d’un état de transition pendant lequel les consommateurs et consommatrices peuvent se tourner sans prendre trop de risque vers des produits estampillés Matter. C’est l’assurance qu’ils seront compatibles avec leur écosystème futur et évolueront.
Depuis le temps qu’on espère ce protocole universel dans le domaine de la maison connectée, est-ce si important qu’il se déploie rapidement ? Plus de 200 fabricants d’horizons aussi divers, parfois concurrents, avec des politiques commerciales et intérêts divergents, qui unissent leurs forces pour développer un standard commun : nous avons surtout l’impression d’assister à quelque chose d’inédit. Rien d’étonnant finalement à ce que la gestation ait été longue ; la route vers la maturité le sera aussi. Il faudra encore être patient avant de voir la maison connectée vraiment basculer dans l’univers Matter.