Le réalisateur de Whiplash et La La Land s’offre une virée cauchemardesque dans les méandres d’une industrie hollywoodienne décadente, entamant sa mue vers le cinéma parlant à la fin des années 1920. Calibré pour les Oscars, Babylon ne manque pas de panache, mais reste habité par un faux rythme privant ses personnages de consistance.
Le lourd échec de Babylon aux États-Unis, où le film a rapporté à peine plus de dix millions de dollars pour un budget estimé entre 80 et 100 millions, est assez révélateur de la nature chimérique du quatrième long-métrage de Damien Chazelle, propulsé sur le devant de la scène avec Whiplash en 2014 et lauréat de l’Oscar du meilleur réalisateur trois ans plus tard avec La La Land. Tâche ardue, en effet, que de séduire un public américain biberonné aux blockbusters avec un film dépassant les trois heures, mêlant tous les excès (sexe, alcool, drogue et toutes sortes d’excréments) et aspirant à être le portrait à la fois tendre et désabusé d’une industrie délirante dont la chute inévitable constituerait finalement le moteur.
De La La Land à Babylon, Chazelle opère un mouvement rétrograde, troquant la réalité amère du conte pour la noirceur enivrante de la fable. Un univers en formation, des stars rayonnantes, un bouillonnement créatif ininterrompu, des réalisateurs démiurges et des producteurs tout puissants ; dans un premier acte tonitruant, Damien Chazelle ne rechigne pas à filmer la cité des anges comme un grand cirque à ciel ouvert à la fois grandiose et décadent.
L’un des premiers plans du film force le spectateur dans le point de vue ingrat de Manny Torres (Diego Calva), jeune Mexicain commençant au plus bas de l’échelle (un éléphant lui défèque dessus et, au passage, sur la caméra dès le début du film), mais prêt à en découdre. Damien Chazelle affiche lourdement sa volonté de démythifier Hollywood – et peu importe, en un sens, qu’il s’agisse des années 1920, à l’image de l’historicité parfois peu scrupuleuse du film – et de le ramener à sa matérialité la plus répulsive, aux antipodes du glamour, d’où cette vision ouvertement subversive, mais somme toute peu stimulante.
L.A est une fête
Une fois sur les rails, Babylon ne sortira plus de cette marche à bâtons rompus. Dans la foulée d’une première scène peu subtile, Chazelle déroule sa note d’intention avec une séquence surréaliste et fiévreuse au sein d’une immense fête dionysiaque, dans un manoir perdu en plein désert. La caméra encore une fois virevoltante du cinéaste – rappelant les envolées de La La Land – se fraie alors, comme une invitée de dernière minute, un chemin entre les corps, pour les uns déguisés, pour les autres dénudés et en pleins ébats, imbibés d’alcool et de drogues en tous genres.
Les personnages « principaux » – Manny, qui deviendra un peu par hasard l’assistant de Jack Conrad (Brad Pitt), vedette du cinéma muet quelque part entre Clark Gable et Douglas Fairbanks, et Nellie LaRoy (Margot Robbie), réminiscence de Clara Bow, actrice en devenir issue des bas-fonds du New Jersey – débarquent chacun de leur côté dans ce banquet démentiel, aimantés par l’énergie qui émane du lieu.
Cette ouverture chaotique de plus d’une demi-heure est un exploit en soi – et bien conscient de l’être. Idem pour la séquence du tournage de films de la société Kinoscope au beau milieu du désert californien, avec d’un côté Nellie tournant sa première scène de muet dans un saloon en carton-pâte, de l’autre une grande bataille médiévale dirigée par un réalisateur allemand fou à lier incarné par Spike Jonze (Dans la peau de John Malkovich, Her).
La poussière vole, une grève éclate, une caméra se brise, un figurant s’empale sur un accessoire, le tournage vire au cauchemar – Nellie et Manny saisissent leurs chances – le tout au rythme inquiétant de la Nuit sur le mont Chauve de Moussorgski. Inconscients des risques, les pionniers de ce grand spectacle se démènent dans la sueur et le sang.
The sound of silence
Babylon sera ainsi ponctué de scènes plus ou moins abouties, néanmoins mémorables. Margot Robbie bourrée de coke affrontant un crotale à mains nues. Margot Robbie, toujours, force furieuse traversant le film telle un météore, jouant non sans difficulté sa première scène de cinéma parlant devant des techniciens au bout du rouleau – remake assumé d’une scène de Chantons sous la pluie (Stanley Donen, 1952), film dont Babylon constituerait la face sombre.
Ou bien Jack Conrad (Brad Pitt), dont la carrière est menacée par l’arrivée du parlant, mis face à son destin inéluctable de star par Elinor St. John (Jean Smart), journaliste de renom aux allures de voyante. Margot Robbie encore, dans une scène de cocktail grotesque à peine digne de Sans filtre (2022) de Ruben Ostlund. Ou bien une séquence lugubre avec Tobey Maguire (par ailleurs producteur du projet) dans les entrailles de Los Angeles, où se croisent gangsters et monstres de foire.
Or, on touche là au principal écueil du film : les scènes s’y enchaînent à toute vitesse, mais ne communiquent pas réellement entre elles, ne font jamais corps et demeurent déconnectées les unes des autres. Les idées fusent, mais manquent cruellement d’unité. On pourrait remonter Babylon dans tous les sens que cela ne changerait rien à sa compréhension. Damien Chazelle, qui voudrait en quelque sorte concilier la frénésie du Loup de Wall Street (2013) de Scorsese et le rythme infernal de Whiplash, confond rythme et vitesse et accouche d’un grand tourbillon d’idées – certes fécond, notamment sur l’arrivée cataclysmique du cinéma parlant – inégalement exploitées et bizarrement agencées.
Babylon ne sait pas sur quel pied danser, malgré son sens musical et la partition tambour battant (quoique dotée d’une petite touche de mélancolie avec le thème morriconesque de Nellie et Manny) de Justin Hurwitz, collaborateur attitré de Damien Chazelle. Véritable signature du film, cette bande-originale revigorante constituerait presque le seul véritable personnage principal du film, portant déjà plus de vitalité que le fade Manny, ballotté de scène en scène sans autre chose à proposer qu’un air ébahi, mi-fasciné mi-terrifié face aux bouleversements de l’industrie, et dont la romance tardive avec Nellie redonnera péniblement un dernier élan au long-métrage. De ce trop-plein de personnages, celui campé par Margot Robbie demeure le plus consistant, sa trajectoire flamboyante faisant écho à plus d’un titre à Blonde d’Andrew Dominik (Netflix).
Cherchant à contrevenir à son image de « bon élève », Damien Chazelle s’est vu pour de bon ouvrir les portes du royaume pour, sur le papier, le casser en mille morceaux, dévoiler sa brisure interne et déclarer sa flamme aux maudits artistes broyés par cette usine à rêves en manque constant de carburant. Seulement, le geste est si visible qu’il en devient rapidement inoffensif : sa mise en scène insiste assez vainement sur l’irrévérence de ce soi disant far west qu’était l’Hollywood de l’ère pré-code – les répercussions du fameux code Hays, entré en vigueur en 1934, ne sont jamais mises en avant dans le film, Chazelle s’attardant quasi exclusivement sur les conséquences de l’arrivée du parlant – et ne parvient pas à faire oublier la belle forme dans laquelle le film est enveloppé.
Sous sa panoplie d’enfant terrible faisant tomber cette Babylone des temps modernes comme un château de cartes, Chazelle ira jusqu’à clore son long-métrage par un coup d’esbroufe faussement anticonformiste, trop scolaire, et décrédibilisant au bout du compte ses apparences de grand agitateur.
Babylon de Damien Chazelle, 3h08, Avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Jean Smart. En salle le 18 janvier 2023.