Critique

Perpendiculaire au Soleil de Valentine Cuny-Le Callet : conjurer l’enfermement

13 janvier 2023
Par Sophie Benard
Valentine Cuny-Le Callet aux côtés de Renaldo McGirth.
Valentine Cuny-Le Callet aux côtés de Renaldo McGirth. ©DR

Premier roman graphique de Valentine Cuny-Le Callet, le superbe Perpendiculaire au Soleil vient d’être récompensé du prix BD Fnac France Inter.

Valentine Cuny-Le Callet a d’abord été profondément marquée par une photographie qu’elle a découverte enfant – celle de Ruth Snyder sur la chaise électrique, prise clandestinement par Tom Howard en 1928.

Quelques années plus tard, en 2015, profitant des attentats commis contre Charlie Hebdo, Marine Le Pen affirmait : « Un système pénal ne peut pas tenir sans la peine capitale. » La peine de mort, abolie depuis 1981, s’immisçait à nouveau dans le débat public, alors que 52 % des Français se déclaraient favorables à son rétablissement.

S’évader par le courrier

À 19 ans, Valentine Cuny-Le Callet entame par le biais de l’ACAT-France (l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture et de la peine de mort) une correspondance avec un prisonnier condamné à mort en Floride, aux États-Unis. C’est ainsi qu’elle rencontre Renaldo McGirth, un jeune noir américain condamné pour meurtre ; rencontre à laquelle elle consacre un livre en 2020, Le Monde dans cinq mètres carrés (Stock).

Mais, après trois ans de correspondance, Valentine et Renaldo se lancent dans le projet commun de raconter l’histoire de leur correspondance et de leur amitié « dans un récit à quatre mains, mêlant [leurs] textes et [leurs] dessins ».

Perpendiculaire au Soleil mêle ainsi le récit de l’histoire de Renaldo, celui d’une amitié naissante, mais aussi celui de la préparation de cet ambitieux projet. L’autrice s’y attarde sur les difficultés qu’elle rencontre pour le mener à bien – de la censure appliquée par la prison, qui complique leurs échanges, aux questionnements sur la technique à adopter.

« Mais comment représenter les souvenirs, les rêves et les hantises de Renaldo ? Comment créer une image qui porte sa voix, sans la trahir et sans chercher à prendre sa place ? »

Valentine Cuny-Le Callet
Perpendiculaire au Soleil

L’artiste alterne le travail au crayon et la gravure sur bois, et fait souvent le choix de styliser ses représentations, de passer par le symbolique. Distillées entre ses pages sombres, les quelques images singulières et très colorées de Renaldo – les rares à être parvenues à Valentine.

Bien sûr, la brutalité du système judiciaire et carcéral américain s’invite à chaque chapitre, autant que la ténacité avec laquelle Renaldo tente de prouver son innocence et de reconstruire sa vie depuis sa cellule de cinq mètres carrés, dont il ne sort que deux ou trois fois par semaine pour se rendre dans une cour bétonnée.

Au cœur de la prison, la question raciale

Pour comprendre le contexte dans lequel cette nouvelle amitié la plonge soudainement, l’autrice retrace l’histoire raciale des États-Unis – de l’abolition de l’esclavage à la ségrégation, en passant par les lynchages. C’est ainsi qu’elle part, par exemple, sur les traces de la journaliste et militante féministe et anti-lynchages Ida B. Wells.

Et cette histoire ne cesse, dans Perpendiculaire au Soleil, de prouver son actualité ; Valentine le constate lorsqu’elle remarque que, devant la cour pénale qui a condamné Renaldo à mort, à Ocala, se dressait une statue à la gloire des États confédérés, défenseurs de l’esclavage pendant la guerre de Sécession.

Mais sa première visite à Renaldo – et l’interminable procédure qu’elle nécessite – sera aussi l’occasion pour elle de vivre pour la première fois l’obsession raciale américaine.

« Chère Valentine,
Tu as rempli un formulaire de visite, et tu m’expliques que tu ne savais pas comment remplir les pointillés en face du mot “Race”. Que c’était la première fois que tu indiquais cette “information” sur un document. Bienvenue en Amérique. »

Renaldo McGirth
Perpendiculaire au Soleil

Pour composer ensemble Perpendiculaire au Soleil, les deux amis ne cessent de lutter contre les règles strictes de la prison et la censure de « tout ce qui ne correspond pas à leur manière de voir les choses, tout particulièrement quand il s’agit de la culture noire ou de cultures qui ne se conforment pas parfaitement à l’idéal américain ». Car l’administration pénitentiaire censure inlassablement la plupart des dessins qu’ils s’échangent, en les qualifiant de « dangereux » ; alors que Valentine comprend peu à peu que« le danger se trouve dans toute archive évoquant l’histoire du racisme aux États-Unis ».

C’est pourquoi elle se voit contrainte d’envoyer à Renaldo toutes les planches de son roman graphique en ôtant systématiquement les éléments qui risquent la censure et qu’elle lui décrit. La plupart de ses dessins à lui ne sont jamais parvenus à Valentine – d’où leur rareté dans le livre.

Perpendiculaire au Soleil, de Valentine Cuny-Le Callet et renaldo McGirth.©Delcourt/Encrages.

Alors que Renaldo confiait à Valentine, au début de leur correspondance, qu’il « aimerai[t] voir le monde par [s]es yeux, puisque [s]a vue à [lui] est limitée par l’espace de la cellule où [il] se trouve », Perpendiculaire au Soleil donne ainsi l’occasion précieuse de se plonger dans le monde oppressant et étriqué d’un condamné à mort.

Appuyé par les recherches de l’autrice et par sa conviction que personne ne devrait, sous aucun prétexte, se voir condamné à la peine capitale, ce roman graphique d’une rare intensité informe aussi de manière particulièrement efficace et éclairante le contexte américain.

Perpendiculaire au Soleil, de Valentine Cuny-Le Callet, Delcourt/Encrages, 436 p., 34,95 €. En librairie depuis le 31 août 2022.

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Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste