Comme le veut la tradition, les Christmas movies produits aux États-Unis sont omniprésents sur nos écrans en cette période festive. Derrière leur bonne humeur sirupeuse se cache un business tellement juteux qu’il a déclenché une véritable bataille de Noël entre les chaînes et les plateformes. Enquête.
Saurez-vous déterminer le point commun entre les téléfilms A Royal Christmas (Hallmark, 2014), My Christmas Prince (Lifetime, 2017) et The Princess Switch (Netflix, 2018), outre leurs références à Noël et à la monarchie ? Ces récits se déroulent tous dans des pays européens inventés par leurs scénaristes : Cordinia, Madelvia et Belgravia.
Au moment des fêtes de fin d’année, les fictions TV américaines ont tendance à nous faire voyager dans des contrées irréelles, mélis-mélos de la Suisse, la Roumanie et Monaco. Les paysages montagneux, comme les habitants, y affichent un blanc immaculé. Dotés d’un vague accent british, leurs personnages sont, d’une part, des membres de la famille royale locale en quête d’amour et, d’autre part, des visiteurs yankees d’abord dépaysés, puis conquis. Vous connaissez la suite : ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants…
Foule sentimentale
Le choc culturel est presqu’aussi vertigineux pour les spectateurs français, peu habitués à absorber autant de magie de Noël, que ce soit sous la forme de neige artificielle, de baisers chastes sous le gui ou de rebondissements guidés par le politiquement correct. Le Père Noël est une ordure, c’est autre chose. Et pourtant, nous sommes de plus en plus nombreux à tomber sous le charme de ces importations fleur bleue, disponibles sur TF1, M6 et Gulli.
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Il suffit de consulter le Top 10 Netflix France. La plateforme de streaming – qui s’est lancée sur le marché des téléfilms de Noël mielleux en 2017 avec A Christmas Prince (bienvenue en Aldovia) – a ravi ses abonnés en novembre-décembre grâce à The Noel Diary (coucou, Justin Hartley de This Is Us), Christmas with You (avec un Freddie Prinze Jr. grisonnant) et Falling for Christmas (qui signe le grand retour de Lindsay Lohan). Attention, The Girl with All the Gifts, également présent au classement, est un titre trompeur : il s’agit d’un film post-apocalyptique.
Aux États-Unis, le Covid n’a fait qu’accroître cette obsession pour le feel-good aux saveurs de pain d’épices. Entre fin octobre et le réveillon 2022, une flopée de networks, chaînes câblées et plateformes (incluant Disney+, Lifetime, BET, NBC, Netflix, Hallmark et son nouveau concurrent direct Great American Family) vont sortir plus de 150 films originaux. Un record. On parle ici de faits pour la télévision, à ne pas confondre avec les films de Noël « classiques » tels que Elfe ou Love Actually, qui sortent au cinéma.
En 2021, plus de 80 millions de spectateurs ont regardé Countdown to Christmas, le marathon annuel sur Hallmark, contre 72 millions en 2017 et 62 millions en 2015. Des chiffres qui en laisseront certains ho, ho, ho-rrifiés, surtout quand on constate que la tournée des cadeaux 2022 inclut des titres aussi édifiants que Fit for Christmas (« Musclée pour Noël »), My Favorite Christmas Tree (« Mon sapin préféré ») et A Royal Corgi Christmas (« Un Noël royal de corgi »).
Si ces jeux de mots niais commencent à vous embuer l’esprit tel un blizzard hivernal, c’est normal : ils sont conçus pour être interchangeablement festifs. Cela fait partie du cahier des charges ultraprécis de ces œuvres qui occupent un segment à part dans le paysage audiovisuel américain. Alors, enfilez votre bonnet le plus chaud pour venir explorer avec nous les dessous de ces productions qui ne sortent pas du tout de l’atelier père Noël, et rencontrer quelques-uns de leurs fans les plus fervents. Est-il correct de supposer que les téléfilms de Noël sont tous génériques, bon marché et conservateurs ? Ce « plaisir coupable » est-il capable de se diversifier et de se moderniser ?
La méthode Hallmark
D’abord, il faut revenir aux origines du genre. La Hallmark Channel, rattachée au groupe Crown Media, est le leader incontesté de l’industrie des téléfilms de Noël. Pour 2022, la chaîne a annoncé 40 nouveaux contenus, soit quatre fois plus qu’en 2009. Et c’est sans compter les rediffusions en boucle d’opus plus anciens, comme Christmas under Wraps (avec la reine des neiges Candace Cameron Bure) qui reste leur plus gros succès d’audience.
En 2020, Crown Media a cumulé 200 millions de dollars de revenus liés à la publicité pour le trimestre de fin d’année. Le secret de fabrication maison rapporte. La façon la plus claire de décrire comment ces fictions sont conçues est peut-être de les comparer au produit phare distribué par la société Hallmark depuis sa fondation en 1910 : la carte de vœux.
Tout comme l’humble missive, ces téléfilms se partagent en famille ou entre amis. Ils présentent un visuel codifié : couleurs festives, symboles de Noël. Leur message est simple et positif (en gros : l’amour triomphe toujours). L’émotion dominante est la nostalgie et il existe un choix presque infini de déclinaisons du modèle de base. Plus spécifiquement, la narration suit la rencontre entre une femme de la ville et un homme d’une bourgade à la Norman Rockwell où le marché de Noël est l’événement de l’année (si l’action se situe en Europe, le héros est bien sûr un prince).
Elle s’appelle Holly ou Faith et est jouée par une star de séries des années 1990 (Jodie Sweetin, Lacey Chabert, Tia Mowry, Jane Seymour). Son travail est en partie manuel et il aime les femmes indépendantes, mais pas trop. Ils se sont connu il y a longtemps, puis perdus de vue. Ou alors ils sont deux étrangers qui, après avoir passé 48 heures ensemble, réalisent qu’ils procurent l’un à l’autre tout ce qui leur manquait, sans le savoir.
Cette familiarité n’est pas paresseuse : il s’agit d’une stratégie bien rodée. Les scénarios Hallmark, que la journaliste Rebecca Alter s’est amusée à classifier telle une collection de cartes de vœux (une charmante auberge, une tempête de neige qui crée un moment d’intimité, un village où vit un amour de jeunesse), sont construits en neuf actes. Ce que confirment deux auteurs vétérans interviewés par EW qui préfèrent garder l’anonymat.
Voilà pourquoi le baiser interrompu a toujours lieu à l’acte VII, juste avant la coupure pub. Ces auteurs décrivent ainsi leur travail pour la chaîne : « Tenter d’écrire sous l’eau avec des menottes. » Ils sont effectivement contraints par des règles et conventions plus ou moins explicites, comme la présence de neige (donc pas de réveillon sous les tropiques), l’intervention d’un(e) méchant(e) inapte pour ajouter une touche de tension artificielle, et surtout pas de sexe. Ils ajoutent : « Tout doit être poncé et limé juste qu’à ce que les aspects saillants deviennent lisses. Ce qui ne rentre pas dans le moule est off-brand. »
Non seulement ces téléfilms de Noël sont encore plus stéréotypés que les rom-coms traditionnelles (Pretty Woman, Vous avez un message etc.), mais la brand (marque) en question est un véritable système de valeurs. La Hallmark Channel, telle qu’on la connaît depuis son lancement en 2001, a en effet émergé à partir de deux chaînes câblées religieuses. Celles-ci fusionnent dans les années 1990 pour devenir Odyssey Network, ensuite racheté par la compagnie de carte de vœux.
Plus que de simples astuces narratives, les clichés accumulés dans ces récits servent donc à projeter un mode de vie conservateur. Ce n’est pas un hasard si, au final, la carrière de l’héroïne passe toujours après sa vie amoureuse. Ce puritanisme typique d’une certaine Amérique se retrouve aussi dans la conception capitaliste de ces téléfilms : ils sont produits en masse pendant l’été (spoiler : c’est de la fausse neige) selon une efficacité digne du taylorisme (dont le développement au début du XXe siècle coïncide avec la création de Hallmark).
Les scénarios sont davantage des patrons que des histoires inédites. De plus, Crown Media pratique une intégration verticale : plutôt que de déléguer à des studios extérieurs, la société prend en charge depuis 2015 l’organisation du casting, des costumes, des lieux (souvent des petites villes canadiennes pour bénéficier du crédit d’impôt) et de la postproduction. Les tournages durent une quinzaine de jours à un rythme intense et le coût total dépasse rarement les 2 millions.
En langage Hollywoodien, c’est cheap. Pour citer l’icône des nineties Melissa Joan Hart, qui s’est tournée depuis quelques années – en plus du jeu – vers la réalisation de téléfilms Lifetime (concurrent de Hallmark) : « Il faut choisir : bonne qualité, rapide ou pas cher ? Seulement deux critères sont possibles. » Et pour encore plus d’économies, le placement de produit est courant.
Le pilier de la nostalgie
Mais l’ingrédient vraiment indispensable à la magie télévisée de Noël, ce sont les acteurs de « catégorie B », déjà connus des spectateurs pour avoir joué dans des séries de leur jeunesse. L’ancienne enfant-star Danica McKellar admet ainsi « apporter de la nostalgie » sur le plateau. Moins cotés – et donc moins chers – que leurs collègues A-list, la plupart de ces interprètes sont employés à répétition. Ils engrangent ainsi un revenu stable (les droits d’auteur résiduels et conventions de fans aident aussi) et, pour le public, c’est réconfortant.
Ceux qui, comme Danica, font désormais partie du panthéon Hallmark ou Lifetime comparent leur situation au studio system hollywoodien d’antan. D’ailleurs, on croise parfois à l’affiche de ces téléfilms des légendes de cinéma telles que Shirley MacLaine, Mira Sorvino, Rita Moreno ou Danny Glover, qui ne refusent pas l’opportunité de donner un second souffle à leur carrière TV. Le Countdown to Christmas propulse en effet Hallmark est en tête des chaînes câblées parmi les spectatrices de 25 à 54 ans.
Jill Wagner, qui joue cette année dans A Merry Christmas Wish, précise : « Pour moi, Hallmark c’était la chaîne de ma grand-mère. Maintenant, j’ai des copines “vingtenaires” qui organisent des soirées pyjama pour la regarder. » Pour rajeunir les audiences, rien de tel que d’embaucher des beaux gosses qui ont percé dans les années 2000, comme Chad Michael Murray ou Jesse Metcalfe. Laura est une Française, devenue fan du genre depuis qu’elle a séjourné aux États-Unis à l’âge de 18 ans.
Aujourd’hui trentenaire, elle prend plaisir à revoir les visages qui ont bercé son adolescence. Pour elle, le côté feel-good provient du fait que ces histoires contrastent la frénésie du quotidien avec des réunions en famille cozy au moment de Noël. Et du point de vue romantique, les personnages « retrouvent leur chemin ». Malgré tout, elle reste lucide sur ce type de contenus qui finissent toujours en happy-end : « Après coup, je tourne le truc de façon ironique, car je sais qu’il n’y a pas de recherche créative, mais quand je suis dedans, je suis dedans. Pour la légèreté et la douceur. »
Colin, un Américain de 32 ans qui a également répondu à nos questions, dévore ces téléfilms en famille. C’est une tradition de fin d’année qui les rapproche. Il admet : « On se moque ensemble des intrigues ridicules, mais parfois on verse quelques larmes. » Selon lui, le stigmate lié au fait d’être un homme et de regarder ces œuvres généralement associées à un public féminin a disparu, car Netflix a rendu leur consommation mainstream. La plateforme s’est tournée vers ce type de productions avec une approche différente des représentants historiques du genre.
Si les rebondissements sont tout aussi prévisibles, les budgets alloués sont plus conséquents, ce qui rehausse le niveau général de qualité. La trilogie The Princess Switch, par exemple, a été filmée sur place en Roumanie et en Écosse, et fait usage d’effets spéciaux pour multiplier Vanessa Hudgens par deux, puis par trois. Avec Un safari pour Noël, qui se déroule en Afrique, Netflix a même contourné le passage obligé de la neige.
Vers plus de diversité
Autre différence avec les diffuseurs traditionnels de Noël : Lifetime et Hallmark dominent les audiences dans le Midwest et le sud des États-Unis, mais Netflix attire des spectateurs urbains. Et leurs téléfilms sont généralement pris au second degré, comme si les abonnés étaient invités à participer à une private joke géante. Ainsi, au moment de la sortie de l’opus préféré de Colin, A Christmas Prince, la plateforme publie le tweet ironique suivant : « Aux 53 personnes qui ont regardé [le film] tous les jours depuis 18 jours… qui vous a fait du mal ? »
Ce qui explique aussi que Netflix a été capable de croquer une part importante de ce lucratif gâteau (pardon, bûche) de Noël est l’intégration de personnages LGBT+ et d’acteurs issus des minorités. La sortie en streaming de Single All the Way en 2021 fait souffler un vent de fraîcheur sur le genre. L’intrigue suit les mésaventures de Peter (Michael Urie) qui fait passer son ami Nick (Philemon Chambers) pour son boyfriend auprès de sa famille. Celle-ci étant déjà au courant de son homosexualité, pas de coming-out sous le sapin, juste une bonne dose de quiproquos.
Georges-Claude Guilbert, professeur en études américaines et spécialiste des gender studies, nous rappelle que Lifetime a sorti son premier film de Noël LGBTQ+, The Christmas Setup, en 2020. Les responsables de la programmation chez Hallmark qui « comme on aurait pu s’y attendre, ont été les derniers à céder du terrain en matière de diversité » ont produit The Holiday Sitter en 2022. Ce n’est qu’en 2018 que la chaîne commence à offrir des comédies romantiques de Noël avec des couples afro-américains. En 2020, elle présente Jingle Bell Bride, une variation sur le genre avec une romance bi-raciale.
Georges-Claude Guilbert ajoute : « Pourquoi les populations minoritaires n’auraient-elles pas le droit elles-aussi à des films larmoyants pétris de bons sentiments ? Le vrai progrès résidant bien sûr dans le fait qu’autrefois ces populations devaient trouver le moyen de s’identifier à des personnages filmiques blancs, sis-genre, hétérosexuels, tandis qu’aujourd’hui, il semblerait que les spectateurs blancs, sis-genre, hétérosexuels parviennent à s’identifier suffisamment à des personnages différents pour apprécier le produit et pleurer et rire au bon endroit. »
Les choses évoluent donc dans le bon sens. Inspirée de sa collection de cartes de vœux Hallmark Mahogany, la chaîne va lancer cette année encore plus de contenus destinés à un public afro-américain.
La diversité religieuse est également mise en avant avec Hanukkah on Rye et Holiday Heritage (qui marie fêtes de Noël et Kwanzaa). Est-ce pour cette raison que l’on assiste à un backlash (retour de bâton) conservateur avec l’émergence d’un network revampé à l’été 2022 sous le nom particulièrement Trump-ien de Great American Family ? En partie financé par un investisseur lié à l’ancien Président, GAF est dirigé par un dissident de Hallmark, Bill Abbott. Celui-ci a déposé la couronne de CEO de Crown Media après un scandale au sujet d’une publicité mettant en scène une union entre deux femmes… ce qui ne présage rien de bon quant à la ligne éditoriale de GAF.
La chaîne affirme vouloir diffuser une vision patriotique de la famille et est soutenue dans ce projet par plusieurs anciennes stars issues de l’écurie Hallmark, dont Danica McKellar, Lori Loughlin et Candace Cameron Bure. L’actrice de 46 ans, qui est également chief creative officer, a ainsi annoncé sa préférence pour les représentations du « mariage traditionnel ». Great American Family est donc en totale opposition avec les avancées récentes constatées sur Netflix, Lifetime et Hallmark, et la controverse ne fait que commencer. Tout cela n’est-il qu’une tempête dans une boule à neige ou le début d’une véritable guerre de Noël ? La tournée de 2023 sera décisive.
En attendant, si on s’éloignait un peu du climat américain polarisé pour découvrir d’autres déclinaisons de la magie des fêtes ? Au-delà du format du téléfilm standard, de nombreuses séries se sont développées ces dernières années, venues de Norvège (Home for Christmas), Afrique du Sud (How to Ruin Christmas) et même de la France avec Christmas Flow. Ce qui compte, après tout, c’est de passer un bon moment, alors à vous de choisir le conte de fées qui vous convient le mieux.