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Cicero et Deepnash, des intelligences artificielles de plus en plus convaincantes

10 décembre 2022
Par Florence Santrot
Cicero et Deepnash, des intelligences artificielles de plus en plus convaincantes
©Adao/Shutterstock

ChatGPT est sur toutes les lèvres, mais avez-vous entendu parler de Cicero et DeepNash, deux nouvelles intelligences artificielles ? Celles-ci maîtrisent l’art de la négociation, de la ruse et de la stratégie.

Jusque-là cantonnées aux experts, les intelligences artificielles (IA) sont devenues en quelques mois le nouveau joujou à la mode sur Internet. Le grand public s’approprie à vitesse grand V ces outils aux capacités bluffantes et qui évoluent à toute allure. Rytr peut nous écrire un texte sur une thématique précise, ou paraphraser une fiche Wikipedia pour un exposé. Il suffit de décrire une image pour que MidJourney ou Dall-E leur donnent vie en quelques secondes. Et on peut se lancer dans une grande discussion avec ChatGPT. À moins que l’envie nous vienne de lui demander le scénario de Love Actually 2… Tout est possible.

Et même plus grâce à deux nouvelles IA tout juste sorties. Il s’agit de Cicero, conçue par Meta, et de DeepNash, créée par DeepMind. Elles ont toutes les deux développé des qualités de négociation et de persuasion hors pair en s’aidant aussi de la ruse et de la stratégie pour arriver à leurs fins.

Cicero, le grand stratège

Des chercheurs en IA de Meta, emmenés par le Français Yann LeCun, ont voulu voir s’il était possible de créer « une intelligence artificielle capable d’aller plus loin que de simplement déplacer un pion sur un plateau de jeu ». Son nom, Cicero, est un hommage à Cicéron, homme d’État romain réputé pour être un brillant orateur. Avec ses Catilinaires, une série de quatre discours, il est parvenu à déjouer un coup d’État en 63 avant J.C. Ses textes, qui nous sont parvenus en intégralité, sont considérés comme un chef-d’œuvre de la rhétorique antique. Voilà donc l’objectif ultime pour l’IA. 

Mais comment apprendre à argumenter et convaincre ? Pour entraîner Cicero, les chercheurs ont eu recours à un jeu de stratégie particulièrement complexe, Diplomacy. Les participants doivent s’y montrer sans pitié, forger des alliances, élaborer des plans de bataille, mais aussi négocier pour espérer conquérir une version stylisée de l’Europe. Résultat : après quelques mois d’apprentissage, Cicero a affronté des êtres humains dans la version en ligne du jeu, webDiplomacy.net. Et il est parvenu à se classer dans le top 10 des meilleurs joueurs. Une performance qui a même surpris ses créateurs, qui pensaient qu’il faudrait des années pour atteindre ce niveau. « Ce succès repose sur la combinaison réussie de deux domaines différents de l’IA : le raisonnement stratégique et le traitement du langage naturel », explique Yann LeCun.

DeepNash, le roi du bluff

Cette autre IA excelle elle aussi dans l’art de la persuasion et de la tactique. Développée par DeepMind, société spécialisée dans l’intelligence artificielle détenue par Google, DeepNash maîtrise le jeu Stratego. Considéré comme plus complexe que les échecs, le jeu de Go ou encore le poker, la stratégie et le bluff sont également de mise ici, car, pour mener à bien la conquête sur l’adversaire, il n’est pas possible d’observer les mouvements de ses pièces. Il faut donc prendre des décisions à partir d’informations tronquées.

Là où l’IA est devenue particulièrement performante, c’est dans ce qu’on appelle « l’équilibre de Nash » (d’où son nom). Il parvient le plus souvent à prévoir correctement le choix de l’adversaire et peut donc maximiser ses gains. Une maîtrise telle du jeu Stratego que DeepNash a atteint le Top 3 des meilleurs joueurs sur Gravon, la plus grande plateforme en ligne de ce jeu. Un tour de force qui a fait l’objet d’une publication dans le magazine Science.

Attention aux dérapages incontrôlés

La rapidité avec laquelle ces deux intelligences artificielles ont appris à maîtriser l’art de la stratégie, du bluff, de la négociation et de la ruse a surpris jusqu’aux experts qui leur ont donné « vie ». Et interroge : si ces IA peuvent si facilement apprendre à « lire » la pensée humaine et à déjouer nos stratagèmes, jusqu’où peuvent-elles aller ? Meta a récemment dû mettre un terme de manière abrupte à un autre de ses outils de ce genre. Baptisée Galactica, cette IA a été dévoilée au grand public le 15 novembre et débranchée… le 17. Il n’a fallu que quelques heures pour que cette plateforme, destinée à aider les scientifiques à trouver rapidement des informations, ne soit stoppée après plusieurs dérapages racistes et la présentation de données erronées.

Les bienfaits de manger du verre pilé, l’art de détecter les personnes homosexuelles rien qu’en analysant leur visage, des propos avilissants sur les noirs et les émigrés… Les biais de cette IA ont vite été mis au jour. Jon Carvill, porte-parole de Meta AI, a reconnu auprès de CNET que « Galactica n’est pas une source de vérité, c’est une expérience de recherche utilisant des systèmes [d’apprentissage automatique] pour apprendre et résumer des informations »

De la stratégie au machiavélisme

Dans le cas de Cicero et DeepNash, des inquiétudes émergent aussi. Les prouesses de ces deux IA soulèvent déjà des réticences. Kentaro Toyama, professeur et expert en intelligence artificielle à l’Université du Michigan, a lu la publication scientifique de Meta sur Cicero : « C’est un excellent exemple de combien il est possible de tromper d’autres êtres humains. Ces outils sont super effrayants » et « pourraient être utilisés pour le mal », a-t-il déclaré au Washington Post.

« Entre de mauvaises mains et combinées aux deepfakes, ces intelligences artificielles pourraient avoir des effets dévastateurs pour détourner de l’argent, pénétrer des systèmes informatiques ou rançonner des entreprises. »

Leur capacité à garder secrètes des informations, à avoir plusieurs coups d’avance sur leurs adversaires et à dominer les êtres humains dans le cadre de jeux de stratégie complexes sont sources de préoccupations bien légitimes. On peut en effet craindre que ces outils ne soient détournés pour mettre en place des arnaques encore plus poussées que celles que nous connaissons déjà aujourd’hui. Entre de mauvaises mains et combinées aux deepfakes, ces intelligences artificielles pourraient avoir des effets dévastateurs pour détourner de l’argent, pénétrer des systèmes informatiques ou rançonner des entreprises.

La cybersécurité ne sera plus tant une problématique si on s’aperçoit que des IA peuvent, avec une grande facilité, flouer les êtres humains et les berner pour les amener à donner des informations stratégiques sans qu’ils en aient conscience. Certains individus sont déjà capables d’envoyer de l’argent à une « riche héritière » qui ne peut débloquer les millions de son héritage (mais qui a le vilain défaut de multiplier les fautes de grammaire). Que se passera-t-il quand une « personne », avec une histoire bien plus étoffée, amenée par étapes, dans un français parfait et avec l’aide de nombreuses photos crédibles pour prouver la véracité du propos, prendra contact et vous demandera un service ? Pire, si cette personne se fait passer pour un proche après avoir appris tous les détails de sa vie sur le Net, adopté ses tics de langage et son apparence ? Voilà un nouveau défi de taille pour le cerveau humain…

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