Psychologue de l’enfance et de l’adolescence, Samuel Comblez est aussi le directeur des opérations chez e-Enfance, une association de protection de l’enfance sur Internet. Il nous explique la relation entre les adolescents et les réseaux sociaux, qui sont notamment accusés de nuire à leur santé mentale.
On entend souvent parler de l’utilisation des réseaux sociaux par les ados de façon négative, et du besoin de les protéger. Mais ces jeunes ne sont-ils pas plus responsables que ce que l’on croit ?
Plus le temps passe, plus les jeunes acquièrent une forme de maturité numérique qui leur permet, déjà, de connaître les risques et les dangers qui peuvent se présenter à eux quand ils sont sur Internet. Quand on parle avec eux du cyberharcèlement, d’escroquerie, de piratage, de revenge porn, etc. lors de nos ateliers de prévention, on se rend compte qu’ils connaissent la majeure partie de ces sujets. Ils sont assez au clair, d’abord, avec les nuances entre ces différents délits, et sur la manière dont ils peuvent se mettre en place, parfois même sur la manière de s’en protéger. Cependant, quand on regarde concrètement comment ils s’y prennent pour éviter que ça leur arrive, on voit qu’il y a souvent très peu d’actions mises en place.
De même, quand on reçoit des appels sur le 3018, notre ligne qui aide les victimes de violences numériques, je trouve assez étonnant que les victimes en proie au cyberharcèlement nous disent souvent “Je savais que ça existait, mais je ne pensais pas que ça puisse m’arriver”. En gros, les adolescents savent que le problème existe, mais ils pensent toujours que ça va arriver aux autres et ils sont souvent bien surpris quand ça leur arrive.
Donc on voit une meilleure connaissance des actes délictueux que l’on peut rencontrer quand on est un jeune internaute. Il y a aussi, parfois, une certaine prudence qui évolue : ça fait six ans que je travaille dans ce domaine. Il y a six ans, il y avait peut-être un peu plus de naïveté, de spontanéité dans la façon dont les jeunes utilisaient le numérique. C’est toujours le cas, mais on sent quand même que ça évolue et que les choses sont faites avec davantage de contrôle, avec l’idée que tout acte a ses conséquences. Si on se montre trop dans ses images, si on en dit trop ou si on donne trop de données à caractère personnel, ce dévoilement peut parfois se retourner contre nous.
« Maintenant que les jeunes utilisateurs sont convaincus que ces problèmes existent, il faut trouver le bon angle pour construire avec eux. Il est nécessaire de travailler avec eux pour faire en sorte que le numérique, une fois qu’on en a compris les risques, soit un lieu où ils pourront se protéger. »
Autrement dit, les jeunes sont moins dupes qu’auparavant parce que, même pour nous, adultes, il est parfois difficile de faire la part des choses entre la vérité et quelque chose de faux quand on reçoit des courriels d’escrocs qui veulent nous soutirer de l’argent. Par nature, un enfant n’a pas toutes les alertes que nous avons nous. Il faut donc être présent, les accompagner, découvrir avec eux, puisque chaque jour naissent de nouveaux risques, de nouvelles problématiques et il faut qu’on soit là. C’est peut-être là que se trouvent les enjeux à venir en termes de prévention.
Maintenant que les jeunes utilisateurs sont convaincus que ces problèmes existent, il faut trouver le bon angle pour construire avec eux. Il est nécessaire de travailler avec eux pour faire en sorte que le numérique, une fois qu’on en a compris les risques, soit un lieu où ils pourront se protéger.
Les jeunes demandent aussi plus de cadre et de sanctions…
Lors du rendu du rapport annuel sur les droits des enfants de la Défenseure des droits, on s’est rendu compte que les jeunes – interrogés sur ce qu’ils aimeraient voir pour éviter d’être escroqués ou harcelés – étaient très autoritaires sur les actions ou les sanctions à mettre en place contre d’autres jeunes. Ils avaient une demande de cadre extrêmement claire, un cadre souvent bien plus strict que ce qui est prévu par la législation. Ça ne m’étonne pas trop, car un enfant a besoin de cadre pour pouvoir se construire.
Les enfants sont en demande de cadre, bien qu’on ait l’impression qu’ils essaient systématiquement de faire voler en éclats ces cadres qui leur seraient intolérables. Je pense, au contraire, que c’est une preuve qu’ils ont besoin de ce cadre auquel ils vont se confronter, s’appuyer, pratiquement au sens propre, à l’image du tuteur.
Le tuteur d’une plante est contraignant pour elle, il l’empêche de pousser comme elle le voudrait, mais, au final, ça nous donne une plante bien droite, solide, qui peut affronter la vie. Une fois que ce cadre – certes un peu rigide – a été placé à ses côtés au tout début de sa croissance, on va pouvoir l’élargir, relâcher un peu les liens qui la lient à ce tuteur et c’est à ce moment-là qu’elle va pouvoir grandir et durer longtemps.
« Les réseaux sociaux contribuent parfois au mal-être des adolescents. Ils renvoient une image idéalisée du corps, de la façon d’être, de parler… des jeunes. Les plus fragiles peuvent penser que cette image correspond à une norme à laquelle ils doivent ressembler. »
C’est un petit peu la même chose avec les enfants : même si le cadre est contraignant, c’est grâce à lui qu’ils se construisent. Dans la majorité des cas, quand je vois des enfants anxieux, dans ma pratique libérale de psychologue, c’est souvent parce qu’ils manquent de cadre. C’est extrêmement anxiogène, car qui dit “pas de cadre”, dit “pas de repère”.
Les enfants, par nature, n’ont pas la même facilité que les adultes pour pouvoir avancer dans la vie, faire face aux difficultés. Si on ne leur apporte pas ce cadre, ils vont aller en chercher d’autres, de manière souvent un peu plus violente. Quand on agit d’une mauvaise manière, qu’on provoque des délits, on va aller chercher le cadre de la loi, des forces de l’ordre, du règlement intérieur de l’établissement. C’est une façon d’essayer de trouver de la réassurance au travers d’un cadre qui, lui, est beaucoup plus rassurant et rigide, même s’il est contraignant.
Mal-être des ados, augmentation des passages à l’acte suicidaire… Malgré cette maturité numérique, certains problèmes subsistent avec les réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux contribuent parfois au mal-être des adolescents. Ils renvoient une image idéalisée du corps, de la façon d’être, de parler… des jeunes. Les plus fragiles peuvent penser que cette image correspond à une norme à laquelle ils doivent ressembler. Faute d’y parvenir, ils le vivent comme une défaite et s’inquiètent de ne pas être acceptés par leur groupe de pairs, ce qui est une sanction terrible pour un adolescent, qui se construit en se comparant. Se voir moins bien que les autres peut favoriser une mauvaise image de soi, une perte de confiance en soi, des troubles anxieux.
Les réseaux sociaux peuvent être un miroir de soi-même dans lequel notre reflet ne nous satisfait pas toujours. Dans les cas les plus graves, certains pensent à mettre un terme à leur vie, car ils ne voient dans ces plateformes qu’une injonction à la perfection à laquelle ils ne se sentent pas en capacité de répondre. Ces jeunes-là doivent être protégés en priorité.
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Le fait que des adolescents aillent mal est un constat partagé par l’ensemble de la profession des soignants. On considère qu’il y a entre 10 et 15 % d’adolescents qui ne vont pas bien, ce qui est quand même un peu rassurant, car cela veut dire que près de 90 % des jeunes sont heureux dans leur vie. Ce sont des jeunes qui n’auront que très peu ou pas du tout affaire aux services de soin psychiques.
De l’autre côté, les 10-15 % d’adolescents qui ne vont pas bien et occupent les services de pédopsychiatrie sont dans une détresse plus importante qu’auparavant. Le Covid a fait grandir, d’une certaine manière, des problématiques qui existaient déjà. Cette période a fait cesser beaucoup de soins psychiques d’adolescents qui en avaient besoin de manière régulière. La maladie psychique est comme la maladie physique : si on arrête son traitement, elle reprend forcément du terrain. Cet arrêt brutal chez les jeunes, qui peuvent en plus décompenser dans des problématiques vraiment sévères, leur a été préjudiciable.
« La période de Covid a aussi été très anxiogène pour les adultes entourant ces jeunes. Quand les adultes, les parents, sont eux-mêmes pris par leurs propres problématiques, il est difficile d’être à l’écoute d’un adolescent qui ne va pas bien et qui demande de l’aide. »
Cependant, on dit que les services de pédopsychiatrie sont débordés comme si on l’avait découvert il y a deux ans, alors que ça fait 20 ans que je fais ce travail et autant de temps qu’on dit que les centres médicaux psychologiques sont saturés, qu’il n’y a pas encore assez de maisons des adolescents réparties correctement sur le territoire, qu’il y a une pénurie monumentale de pédopsychiatres dans plein de régions françaises… La psychiatrie en général et la pédopsychiatrie en particulier ont toujours été les parents pauvres de la médecine.
Quand on est maire d’une ville, on préfère mettre en avant la maternité de son hôpital plutôt que son service de pédopsychiatrie, car c’est plus réjouissant. Derrière ça, ce sont des jeunes en souffrance qui ne trouvent pas de soutien. À cela s’ajoute la période de Covid qui a aussi été très anxiogène pour les adultes entourant ces jeunes. Quand les adultes, les parents, sont eux-mêmes pris par leurs propres problématiques, il est difficile d’être à l’écoute d’un adolescent qui ne va pas bien et qui demande de l’aide. Donc je pense qu’il y a une période un peu vide pour eux et on voit aujourd’hui émerger les conséquences de ce manque de soin.
Pourquoi les réseaux sociaux font-ils peur aux parents ?
En général, on a peur de ce qu’on ne connaît pas. On a par exemple souvent peur des tout petits insectes, car on ne connaît pas leur façon de vivre et on imagine qu’ils peuvent nous faire beaucoup de mal. Paradoxalement, les gros animaux sont souvent vus avec un œil beaucoup plus rassuré, alors qu’ils peuvent nous faire beaucoup plus de mal. Les réseaux sociaux sont, eux, la partie cachée du quotidien d’un adolescent. C’est normal qu’ils aient aussi leur part de vie privée, d’intimité.
« Il est normal, quand on utilise un outil, d’apprendre à l’utiliser. Le problème du portable – souvent le moyen pour les enfants d’accéder aux réseaux sociaux – c’est qu’il est souvent donné à un moment plutôt festif comme l’anniversaire, les fêtes de Noël ou encore la rentrée scolaire. C’est donc un moment d’excitation, qui n’est pas du tout favorable à une transmission de règles, d’interdits ou même de communication autour des réseaux sociaux. »
Le souci n’est pas trop de savoir ce que les jeunes font minute par minute sur ces plateformes. Il s’agit plutôt de savoir quelle place le réseau social a dans leur vie, la manière dont ils l’utilisent, ce qu’ils y font de manière générale et s’ils savent comment se protéger d’une situation de harcèlement, comment aider une personne victime du même problème ou encore comment trouver de l’aide si on les insulte et qu’ils ne se sentent pas très bien.
Il faut comprendre ce qu’est un réseau social et ne pas penser que c’est forcément la bête immonde dont on parle tout le temps. C’est comme avec la voiture : la première des choses que vous apprenez avant d’être autonome, c’est son fonctionnement. Personne n’aurait l’idée de vous confier les clés de sa voiture et de vous dire, sans préparation, de prendre la route.
Il est normal, quand on utilise un outil, d’apprendre à l’utiliser. Le problème du portable – souvent le moyen pour les enfants d’accéder aux réseaux sociaux – c’est qu’il est souvent donné à un moment plutôt festif comme l’anniversaire, les fêtes de Noël ou encore la rentrée scolaire. C’est donc un moment d’excitation, qui n’est pas du tout favorable à une transmission de règles, d’interdits ou même de communication autour des réseaux sociaux. Les enfants ont tout de suite envie de découvrir toutes les potentialités du téléphone et les parents ne vont pas passer beaucoup de temps à regarder comment ils vont utiliser ces plateformes. Il y a souvent quelque chose de très obscur, avec beaucoup de fantasmes, de croyances – bonnes ou mauvaises –, car il y a aussi des parents qui sous-estiment les risques que peuvent prendre leurs enfants.
« Une des premières réactions d’un jeune quand il est harcelé, c’est de ne surtout pas en parler à ses parents ! D’abord, parce qu’il sent coupable de cette situation ; il imagine qu’un certain nombre de ses actions ont conduit à ça. Et puis, les jeunes nous disent souvent qu’ils n’ont pas envie d’embêter leurs parents avec leurs problèmes. »
Cela peut créer beaucoup d’inquiétudes. Une des premières réactions d’un jeune quand il est harcelé, c’est de ne surtout pas en parler à ses parents ! D’abord, parce qu’il sent coupable de cette situation ; il imagine qu’un certain nombre de ses actions ont conduit à ça. Et puis, les jeunes nous disent souvent qu’ils n’ont pas envie d’embêter leurs parents avec leurs problèmes. Or, le cyberharcèlement n’est pas un “petit” problème, il peut même être grave et conduire à des situations dramatiques.
On se rend bien compte que les enfants ne situent pas toujours leurs parents comme étant des interlocuteurs adaptés. Avant d’expliquer qu’il y a un problème, il faudrait déjà expliquer comment fonctionne ce réseau social, ce qu’on y fait et comment on en est arrivé là. Cela paraît être une tâche tellement immense si on n’a pas eu ces explications au préalable.
Que pensez-vous de l’initiative du laboratoire de protection de l’enfance en ligne d’Emmanuel Macron ?
Vu où on en est dans la protection de l’enfance sur Internet, toute nouvelle initiative est bonne à prendre. Il faut laisser sa chance à ce laboratoire, qui a été annoncé le 10 novembre, donc ça ne fait même pas un mois. Il porte bien son nom : c’est un laboratoire, un lieu d’expérimentation où l’on va essayer des choses et peut-être se tromper, mais on ne pourra pas nous reprocher de ne rien faire.
On entend souvent dans les discours qu’on ne fait rien, pas assez vite ou qu’il n’y a pas assez de moyens. Ce n’est pas tout à fait faux, mais ce n’est pas tout à fait vrai non plus. Il est important d’exploiter toute nouvelle initiative, de pouvoir au moins évaluer le travail et voir si on peut faire avancer le sujet avant de la mettre au pilori.
« Si on n’y va pas nous en tant qu’adultes, les enfants ne vont pas nous attendre, ils ne vont rien nous demander et vont continuer à aller dans tous les travers dont on parle. Ça risque de reproduire d’autres générations, derrière eux, de jeunes tout aussi anxieux. »
Un des axes du laboratoire va être de mieux protéger les mineurs de l’exposition aux images pornographiques. Il y a urgence, je dirais même grave urgence, car le temps passe, tout le monde est au courant que le problème existe et on peut, pour le coup, dire qu’il n’y a pas grand-chose de fait, ou en tout cas que ce ne sont pas des initiatives qui ont permis de vraiment protéger les enfants.
Tout ne dépend pas d’un seul acteur : ce ne sont pas que les sites pornographiques, que le gouvernement ou que les associations qui doivent et peuvent agir. C’est vraiment un ensemble d’acteurs qui doivent réfléchir, partager des connaissances et leur vision des problèmes, pour ensuite se retrousser les manches, voir de quelle manière il est possible de faire avancer le sujet.
Si on n’y va pas nous en tant qu’adultes, les enfants ne vont pas nous attendre, ils ne vont rien nous demander et vont continuer à aller dans tous les travers dont on parle. Cela ne permettra pas d’avoir des générations d’adultes bien construits. Ça risque même, au contraire, de reproduire d’autres générations, derrière eux, de jeunes tout aussi anxieux et qui vont se retrouver face à des contenus n’étant pas adaptés pour eux.