Toutes les rencontres amoureuses sont des narrations réussies. Et Cléo et Franck ne dérogent pas à la règle. Lorsqu’ils se croisent dans un ascenseur, un 31 janvier, dans le New York des années 2000, leur collision semble inévitable. Critique d’une rom-com mutante.
Premier roman de Coco Mellors, autrice anglaise installée aux États-Unis, Cléopâtre et Frankenstein suit l’histoire de cette rencontre initiale et de ses échecs successifs. Car aimer n’est pas si facile… En particulier dans ce New York-là, entre Brooklyn et l’Upper East Side, entre poésie woody-allenienne et mesquinerie de l’individualisme moderne.
De nombreuses péripéties viendront donc troubler le charme premier de cette rencontre fondatrice, pour rappeler les tourtereaux au sens commun. Franck, publicitaire quarantenaire usé par les sautes d’humeur de Cléo, devenue sa femme, en aimera une autre, plus âgée et ancienne collègue tandis que « l’envoutante » Cléo se vengera ; c’est comme ça que le meilleur ami de Franck, beau comme un dieu, entrera dans le décor. Cléo ira même jusqu’à flirter avec l’idée de sa disparition.
Heureusement, l’amour véritable guette et proposera ses rédemptions classiques : à la sobriété retrouvée de l’un répondront les catharsis artistiques de l’autre. C’est beau comme un coup de foudre à Notting Hill – le charme de Manhattan en plus.
Les ingrédients du succès
Avec une efficacité certaine, nourrie par les méthodes du creative writing, le livre conjugue des dialogues vivants et des personnages bien campés, amenés par une plume simple et sautillante.
« Cléo, dit Cléo. »
Il opina. « Ça me paraît adapté. »
– Comment ça ?
– Cléopâtre, la toute première renverseuse d’hommes.
– Sauf que moi, c’est juste Cléo. Et vous ?
– Frank, dit Frank.
– Diminutif de ?
– Diminutif de rien du tout. De quoi voulez-vous que Frank soit le diminutif ?
– Voyons voir. » Elle sourit. « De Francfort, Franco-espagnol, Frankenstein…
– Frankenstein me convient. Un créateur de monstres.
– Vous fabriquez des monstres ?
– En quelque sorte. Je suis dans la pub.
– J’étais sûr que vous étiez écrivain, triompha-t-elle.
– Pourquoi ?
– Astringent ? répondit-elle en haussant un sourcil.
– J’ai monté une agence, précisa-t-il. C’est là qu’atterrissent ceux qui ne réussissent pas à percer comme écrivain. »Coco MellorsCléopâtre et Frankenstein
Mais le monde de Cléo et Franck se nourrit aussi de personnages secondaires – souvent plus aimables qu’eux – qui échappent au schéma narratif, mais pas aux clichés. C’est le cas de Zoé, la demi-sœur de Franck, wannabe comédienne qui s’essaie aux rencontres tarifées et qui y croisera, pour le meilleur, un gentil cadre très occupé.
Avec une bienveillance infinie, et qu’on souhaiterait partager, l’autrice pétrit donc ses personnages de l’amour qu’elle leur porte, et qui délasse des tourments amoureux et conjugaux.
Les qualités et les défauts d’un premier roman
Si le roman fourmille de bonnes idées malheureusement peu exploitées – à l’instar du nom des personnages dont on ne voit pas ce qu’ils ont de commun avec leurs éponymes fictifs ou historiques –, son humour souvent bien inspiré fait tout de même mouche.
Et même si le livre fait miroiter une profondeur qu’il n’a pas et ose quelques réflexions sur le racisme et le féminisme davantage pour « faire vrai » que pour développer un avis véritable, il n’est pas sans charme – pour peu qu’on en oublie ses ambitions. Warner Bros. l’a d’ailleurs bien compris et l’adaptera en série dans les mois à venir, ce qui était peut-être en réalité l’objectif véritable de l’autrice.
On en ressort un peu déçu, néanmoins. Car, comme ses personnages aimables qu’on échoue pourtant à aimer où à détester tout à fait, Cléopâtre et Frankenstein brille là où ses coutures sont les plus mal ficelées, et ne respire que lorsque l’autrice y ose une liberté – celle d’écrire. Transparaissent alors de vraies qualités : une authenticité surprenante, la volonté de décrire un monde de fêlures possibles et non-définitives.
L’amoureux deviendra l’ami, la grande histoire d’amour une histoire parmi d’autres. Et la négativité de la rencontre première (« Quand la part la plus sombre de toi rencontre le plus sombre en moi, cela crée de la lumière. ») sera transformé en or, l’or joyeux de la tendresse.
Cléopâtre et Frankenstein, de Coco Mellors, trad. Marie de Prémonville, Anne Carrière, 416 p., 23 €. En librairie depuis le 2 septembre 2022.