Enquête

L’art immersif, une certaine idée de la culture

22 octobre 2022
Par Thomas Louis
Exposition Venise révélée, Grand Palais Immersif (Paris).
Exposition Venise révélée, Grand Palais Immersif (Paris). ©Maxime Chermat pour Iconem-GPI, 2022

À l’heure où n’importe quel chef-d’œuvre est accessible en quelques secondes sur un écran de téléphone, l’art dit « immersif » ne s’est jamais autant développé. Et s’il faut bien distinguer l’art immersif de l’expérience de l’immersion (qui peut concerner d’autres domaines que l’art), il n’en reste pas moins que ce concept pose autant de questions qu’il soulève d’intérêt. Omniprésence des dispositifs numériques, nouveaux publics, prix des billets, avantages et limites concrètes de telles productions : petit tour d’horizon de tout ce que l’art immersif a à nous offrir en ce moment ! 

C’est un fait : désormais, il nous est possible de toucher, d’actionner, de manipuler des œuvres grâce aux outils numériques. C’est d’ailleurs l’une des premières portes d’entrée vers une définition de l’art immersif : exploiter le potentiel interactif d’une œuvre qui, à l’origine, ne l’est pas vraiment. Et si la première réflexion sur ce type de dispositif se retrouve dans les années 1970, aujourd’hui, il semble évident que l’art immersif s’est largement développé, jusqu’à voir des lieux d’expositions et d’expériences dédiés se créer.

« Chacun peut se sentir touché en fonction de son histoire et de son vécu. »

Humbert Vuatrin
Les Bassins des lumières (Bordeaux)

Dans les années 2010, les Carrières de lumière (Baux-de-Provence) ont mis en musique des projections de tableaux et des spectacles multimédias, créant l’enthousiasme général. Depuis, bon nombre de lieux ont ouvert en France, suivant un principe similaire, et plus encore.

Humbert Vuatrin, directeur des Bassins des lumières (Bordeaux) qualifie l’art immersif comme « une approche novatrice, puisqu’elle permet de plonger les visiteurs au cœur des œuvres, en les emmenant dans une aventure sensorielle, musicale, esthétique. Il s’agit vraiment d’une combinaison très subtile d’images et de sons, qui va provoquer des émotions très fortes. Chacun peut se sentir touché en fonction de son histoire et de son vécu. »

Touché, oui, mais également enrichi, puisque l’immersion a un rôle à jouer dans l’approche des savoirs. Qu’il s’agisse d’art ou non, « l’expérience permet de rendre les visiteurs plus perméables à la connaissance, et donc de marquer les esprits. L’immersion apporte également un aspect ludique versus un musée plus classique », précisent Leslie Sawicka Namer et Grégory Houel, cofondateurs de Science Expériences (Paris).

L’art immersif serait donc la promesse de décupler tout ce qu’une œuvre peut apporter, sans l’avoir à portée de main. Mais tout ceci ne serait pas possible sans le développement permanent des technologies.

La technologie comme point d’ancrage

Pour une immersion réussie, les dispositifs numériques semblent donc au cœur du processus, en lien direct avec le lieu. Pour Humbert Vuatrin, « [le lieu] est fondamental, aussi par son gigantisme [Les Bassins des lumières sont installés dans ancienne base sous-marine allemande de la Seconde Guerre mondiale, ndlr], qui permet de se sentir complètement enveloppé dans l’image ». Mais avant d’être enveloppé dans une image, ne vaudrait-il pas mieux profiter de la toile originale ?

« L’immersif est un moyen – et pas un but – de partager avec le public des moments d’émotions et de connaissances. »

Roei Amit
Grand Palais Immersif (Paris)

En réalité, l’art traditionnel n’est pas toujours accessible, et les nouveaux canaux comme les expositions immersives sont de très bons moyens d’y accéder, dans une certaine mesure. Humbert Vuatrin précise à ce titre que « certaines œuvres sont trop fragiles et ne bougent plus ou pas du tout, car peintes sur des murs [par exemple]. Si vous n’allez pas sur place, vous ne pouvez pas les voir. L’art immersif permet de les projeter en très haute résolution, en grand format. On peut les voir de près, on peut même avoir des zooms sur certains endroits ». Grâce aux dispositifs numériques, le public peut donc parfois mieux voir une toile que le peintre lui-même ! Une manière singulière et rafraîchissante de percevoir la création, qui s’accompagne d’une recherche constante de nouvelles approches pour le faire.

Et parmi les technologies mises à l’honneur, on retrouve « le vidéo mapping, les hologrammes, la réalité augmentée, la réalité virtuelle, une scénographie immersive, l’odorama », qui, pour Leslie Sawicka Namer et Grégory Houel, permettent d’organiser une exposition. Roei Amit, directeur général du nouveau Grand Palais Immersif (Paris), ajoute que si « l’immersif est un moyen – et pas un but – de partager avec le public des moments d’émotions et de connaissances », il est capital de valoriser « l’immersion porteuse de sens, où la projection à grande taille, enveloppante, accompagnée par des musiques, n’est pas la seule expérience, mais est accompagnée par de la narration et de l’interaction ». L’interaction : un terme capital, qui ne renvoie à rien d’autre qu’au public, clé de voûte de l’art immersif.

https://www.youtube.com/watch?v=5XMuL1GjVy8

Une approche simplifiée de l’art ?

L’art immersif serait donc l’art à portée de vue ou, plutôt, l’art qui se met à la portée de la vue pour mieux fertiliser l’imaginaire. Et cela est valable des deux côtés du dispositif, puisque, selon Humbert Vuatrin, directeur des Bassins des lumières : « les expositions classiques, avec des peintures qui viennent d’un peu partout dans le monde, coûtent extrêmement cher (en assurance, en transit, etc.). L’art immersif simplifie l’approche. » Si organiser une exposition d’art immersif est parfois moins contraignant, au bout de la chaîne, on retrouve le visiteur, qui profite d’une narration imaginée au cordeau par les équipes de chaque musée.

« Le goût est la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par la satisfaction ou le déplaisir d’une façon toute désintéressée. On appelle beau l’objet de cette satisfaction. »

Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger

Pour construire un parcours immersif, le directeur de Grand Palais Immersif, Roei Amit, indique qu’« on alterne et on articule des moments de projection et d’interaction, toujours accompagnés par un discours ». Tout ceci grâce à l’omniprésence des écrans, qui remplissent l’espace, jouent avec les échelles, nous font perdre le contact avec le réel tout en le conservant le plus intact possible. L’art serait-il alors lui-même dénaturé, diminuant le plaisir de voir une œuvre originale ?

Kant nous éclairait déjà en 1790 dans sa Critique de la faculté de juger: « Le goût est la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par la satisfaction ou le déplaisir d’une façon toute désintéressée. On appelle beau l’objet de cette satisfaction. » Il semblerait donc que la question de la définition même de l’art se pose ici différemment. Et le public a un rôle primordial à jouer pour la construire.

Exposition Venise révélée à Grand Palais Immersif (Paris).©Maxime Chermat pour Iconem-GPI, 2022

L’art d’attirer de nouveaux publics

Mais, au fond, si l’art immersif a vocation à faire ressentir des émotions aux visiteurs, si les codes des musées traditionnels semblent chamboulés, de nouveaux publics sont-ils réellement touchés ? L’art a-t-il une nouvelle cible ?

« L’approche est beaucoup plus didactique, et plus facile pour les enfants. Les plus petits peuvent se déplacer sur les images au sol, danser, etc. »

Humbert Vuatrin
Les Bassins des lumières (Bordeaux)

Pour Humbert Vuatrin, avec l’art immersif, « on va pouvoir attirer des catégories de population extrêmement larges. Des familles avec des enfants, des jeunes, des personnes âgées, des personnes handicapées, et chacun va y trouver son compte avec sa propre grille de lecture. » L’art immersif attirerait de nouvelles cibles, oui, mais pour quelles raisons ?

Le directeur des Bassins des lumières ajoute : « L’approche est beaucoup plus didactique, et plus facile pour les enfants. Les plus petits peuvent se déplacer sur les images au sol, danser, etc. […] On va pouvoir connecter ou reconnecter les gens qui n’ont pas forcément cette attirance ou cette possibilité d’aller dans des musées dits “traditionnels”, et c’est vraiment une approche complémentaire de ces musées. Car une exposition immersive donne parfois envie aux gens d’aller voir les œuvres originales ou de les redécouvrir. »

Une approche complémentaire… L’enjeu de l’art immersif ne serait donc pas de remplacer une bonne vieille toile de maître, mais bel et bien de la faire ressentir différemment, en plus de lui ouvrir la voie vers de nouvelles paires d’yeux. En cela, l’art immersif permet de se rendre compte du caractère collectif de la beauté, de construire ensemble ce qui apparaissait comme hors de portée pour certains publics. Roei Amit, directeur général du Grand Palais immersif, le confirme : « Il y a un public qui pourrait avoir des appréhensions avant d’aller voir une exposition ou avant d’entrer dans un musée. »

Pour rendre une pratique culturelle plus accessible, encore faut-il pouvoir… y accéder. Quid du prix des tickets ? Tous les intervenants sont formels : si le prix des places dépend de bon nombre de critères, les prix de chaque institution se situent dans la moyenne ce qui se fait sur le marché. De plus, des réductions sont, comme dans n’importe quel musée, proposées selon son âge, son statut, etc. 

« Le temps de la visite passive semble révolu. […] L’immersion permet d’émerveiller tout un chacun ; elle ne rend pas la visite plus longue, mais beaucoup plus intense. »

Leslie Sawicka Namer et Grégory Houel
Science Expériences (Paris)

Dans la même perspective, s’il est difficile de calculer le temps de visite dans un lieu d’art immersif, Humbert Vuatrin constate que « lorsque les gens ont un peu de temps, ou qu’il pleut dehors, ils restent longtemps ». Mais est-ce que la météo a un rôle fondamental à jouer dans la durée de visite ? Pas nécessairement selon Leslie Sawicka Namer et Grégory Houel, cofondateurs de Science Expériences : « Le temps de la visite passive semble révolu. […] L’immersion permet d’émerveiller tout un chacun ; elle ne rend pas la visite plus longue, mais beaucoup plus intense. »

C’est aussi pour cette raison que, si le public est au centre du dispositif, si d’autres sens que la vue sont en action, on peut dire que l’art immersif s’impose comme une expérience totale, en bouillonnement permanent.

Sorolla aux Bassins des lumières.©Culturespaces/Eric Spiller

L’immersion, une démarche artistique à apprivoiser

L’art immersif ne se contente pas d’utiliser des œuvres classiques pour en ouvrir les possibilités, loin s’en faut. Aujourd’hui, une nouvelle scène se saisit de ces dispositifs pour enrichir les espaces culturels de nouvelles pratiques.

Humbert Vuatrin le confirme : « On laisse carte blanche à de jeunes talents du numérique pour nous proposer des choses extrêmement graphiques. » En témoignent l’expérience Recoding Entropia, mais aussi Cell Immersion qui, pour la première fois au monde, utilise le potentiel graphique d’images de cellules humaines prises au microscope. L’art digital, le motion design, tout cela converge naturellement vers « un art émergent qui est en train de prendre l’importance ».

Et si l’art immersif est d’abord une expérience de visiteur, on ne peut que constater qu’elle donne la part belle à de nouvelles possibilités de création et rafraîchit l’image de certaines institutions culturelles. Est-ce que le concept de création est le même ? Il ne faudra que constater qu’il ne semble pas s’agir d’une nouvelle tendance, mais bel et bien d’une vague qui a déjà touché une cible convaincue. Reste à observer si la fidélité sera au rendez-vous dans les années à venir. Il semblerait néanmoins que toutes les cases soient cochées pour le penser.

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