Critique

Richard II (Shakespeare) par Christophe Rauck : un roi en chute libre au Théâtre des Amandiers

06 octobre 2022
Par Félix Tardieu
Richard II (Shakespeare) par Christophe Rauck : un roi en chute libre au Théâtre des Amandiers
©Géraldine Aresteanu

Après avoir été accueilli au dernier Festival d’Avignon, le metteur en scène Christophe Rauck présente jusqu’au 15 octobre au Théâtre Nanterre-Amandiers son adaptation de Richard II, pièce plutôt méconnue du répertoire shakespearien – pas la plus évidente à cerner, à vrai dire, et à ne pas confondre avec Richard III. Mais l’interprétation magistrale de Micha Lescot en roi bouffon, abandonnant nonchalamment son pouvoir, maintient en haleine.

C’est une pièce dense, complexe, voire austère de l’œuvre de William Shakespeare (1564-1616) à laquelle s’est attaqué Christophe Rauck, directeur actuel du Théâtre Nanterre-Amandiers. De fait, rares sont les metteurs et metteuses en scène à s’y être risqués au fil des années, à l’instar de Jean Vilar lors de la création du Festival d’Avignon, Ariane Mnouchkine ou, plus récemment, Jean-Baptiste Sastre. Il faut dire que Richard II, nettement moins jouée que les grandes tragédies du pouvoir imaginées plus tard par Shakespeare (Le Roi Lear, Hamlet, Macbeth, etc.), est déjà difficile à replacer dans la chronologie des pièces de l’auteur.

Le contexte de la pièce

Richard II s’inscrit dans ce qui s’apparente à la seconde tétralogie de pièces historiques du dramaturge de Stratford-upon-Avon, parfois appelée Henriad, plongeant dans l’histoire touffue de la généalogie des rois d’Angleterre – en l’occurrence de Richard II et ses successeurs, Henri IV (en deux parties) et Henri V. Une série de pièces qui aurait cependant été composée entre les années 1595 et 1600 après une première tétralogie née vers les années 1590, correspondant aux jeunes années de Shakespeare, mais qui chronologiquement parlant, prend le relais de la seconde en commençant par Henri VI (en trois parties, dont une première qui aurait été possiblement créée après les deux suivantes ; soit un préquel, dirait-on par les temps qui courent), puis s’achevant par le célèbre Richard III.

©Géraldine Aresteanu

Cette première tétralogie a d’ailleurs été montée dans son intégralité – pour pas moins de 18 heures de spectacle – il y a quelques années par Thomas Jolly, récemment nommé directeur artistique des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques de Paris 2024.

Succession

La pièce s’ouvre sur la dispute entre Bolingbroke (Éric Challier) – fils aîné de Jean de Gand et cousin du roi Richard II – et Mowbray (Guillaume Lévêque), duc de Norfolk, autour de l’assassinat de leur oncle Thomas de Gloucester. Richard II (Micha Lescot), qui s’avère être le commanditaire du meurtre – c’est un des non-dits de la pièce – interrompt le duel et condamne les deux hommes à l’exil. À la mort de Jean de Gand, Richard II s’empare de sa fortune, prive son cousin de son héritage et s’en va guerroyer en Irlande, sans se douter que cet affront puisse précipiter la révolte de Bolingbroke. Voilà pour l’essentiel de l’intrigue. Richard II a tout d’une œuvre matricielle sur la vision du pouvoir développée par Shakespeare et pose, a posteriori donc, les prémices de cette violente guerre de succession (plus précisément la guerre des Deux-Roses, qui s’étend de 1455 à 1485) chroniquée dans sa première tétralogie, qui verra en fin de compte triompher les Tudors à la fin de Richard III.

©Géraldine Aresteanu

Des pièces de Shakespeare, Richard II semble être l’une des plus rudes à gravir, tant elle plonge le spectateur in media res dans d’insondables intrigues politiques entre les différentes maisons gravitant autour du pouvoir à la fin du XVe siècle, s’ouvrant de but en blanc sur un duel judiciaire dont on aura le plus grand mal à déceler les origines sans faire un petit détour par une notice encyclopédique. La compréhension des enjeux et des personnages en place n’est certes pas aidée par ce premier acte tambour battant, mais la présence fantomatique – dans le bon sens du terme – de Micha Lescot dans la peau du monarque Richard II, d’emblée appuyée par la mise en scène de Christophe Rauck (qui avait auparavant adapté une comédie phare de Shakespeare, Comme il vous plaira), constitue le fil rouge de cette adaptation très respectueuse de son matériau d’origine.

Douleur et gloire

De fait, Richard reste tapi dans l’ombre dès l’ouverture de la pièce, soulignant l’invariable efficacité de son pouvoir. Les personnages, tour à tour figés par des puits de lumière, sont comme scrutés par son aura insaisissable. Le contraste saisissant entre Richard et ses sujets ou ses opposants est accentué par la mise en scène de Christophe Rauck : Micha Lescot irradie dans son costume blanc, dans un décor globalement plongé dans l’obscurité et traversé par des personnages à l’apparat aussi terne qu’étrangement contemporain.

Plus suggestive que grandiloquente et focalisée sur le verbe, l’adaptation de Rauck dessine les contours de cette charge symbolique dont le corps de Richard est le dépositaire. Micha Lescot guide alors la pièce en incarnant un roi ivre de pouvoir, sombrant peu à peu dans la folie et la mélancolie à mesure que son autorité vacille et que sa couronne lui échappe. Son trône, esquissé en fond de scène par un jeu à la fois sobre et élégant entre le décor réel – rangées de gradins amovibles pouvant aussi bien évoquer la disposition de la Chambre des Lords que l’arène dans laquelle cette noblesse remet constamment en jeu sa loyauté – et les projections numériques, restera toujours vide, premier symptôme de son renoncement.

Tout oppose alors Bolingbroke à son cousin Richard : l’un, droit et mû par la justice, interprété par Éric Challier, a l’allure d’une forteresse imprenable, lorsque Micha Lescot se déplace d’un bout à l’autre de la scène tel un pantin désarticulé. La mise en scène se fait plus discrète (même si l’on se serait bien passé de certains moments de flottement et de passages musicaux assourdissants) et se repose en grande partie sur cette opposition entre l’ombre et la lumière, entre une extrême visibilité – tirant par exemple parti de la vidéo pour agrandir le décor et offrir quelques gros plans à ses comédiens – et une certaine opacité, à l’instar d’un grand rideau dissimulant en partie l’action, derrière lequel complotent les silhouettes des personnages.

©Géraldine Aresteanu

L’issue de la pièce, assez rapidement esquissée, laissera heureusement place à plus de clarté : les méandres historiques sont in fine sublimés par un portrait de roi cynique et déchu, mis à nu, laissant glisser sa gloire à la vue de tous – en premier lieu les spectateurs, témoins privilégiés de cet affaissement et de la pulsion autodestructrice de Richard.

Le moment précis de sa destitution plonge alors le personnage dans un profond moment d’introspection, le renvoyant à son rapport le plus intime au pouvoir. De despote, il se change en fou éclairé : « Pour découvrir la vérité, Hamlet joue le fou. La destitution est si violente que, pour survivre, Richard acquiert la clairvoyance des fous », dit d’ailleurs Christophe Rauck dans un entretien. Son comédien fétiche restitue alors toute la beauté, à la fois poétique et philosophique, du monologue shakespearien et emporte largement la mise après une entrée en matière qui s’annonçait pourtant périlleuse.

Infos pratiques
Richard II, de William Shakespeare, mis en scène par Christophe Rauck, avec Micha Lescot, Thierry Bosc, Éric Challier, Murielle Colvez, Cécile Garcia Fogel, Louis Albertosi. Théâtre Nanterre-Amandiers jusqu’au 15 octobre 2022 (billetterie par ici), puis les 20 et 21 octobre à l’Onde Théâtre (Vélizy-Villacoublay) et le 8 novembre au Théâtre de Pau.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste
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