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Ce que le jeu Sea Hero Quest nous a appris sur notre cerveau

13 septembre 2022
Par Florian Gallant
Ce que le jeu Sea Hero Quest nous a appris sur notre cerveau
©Sea Hero Quest

Lancé en 2016, le jeu vidéo Sea Hero Quest a été proposé dans le but de repérer les signes avant-coureurs d’Alzheimer par exemple. Chercheur au CNRS, Antoine Coutrot nous explique ce que ce jeu vidéo et la base de données qui en a été tiré ont appris à la communauté scientifique.

Vous y avez peut-être joué en 2016. Dans la forme, Sea Hero Quest n’a rien d’un logiciel médical. Sorti sur l’Apple Store et Google Play, il est présenté au grand public comme une application pour smartphone et tablette à l’apparence d’un jeu vidéo mobile classique. Le héros est à la recherche de son grand-père explorateur, perdu dans les limbes de l’univers du jeu. Pour le retrouver, les joueurs et joueuses embarquaient alors sur un bateau pour voguer sur des mers mystérieuses, peuplées de créatures diverses. Des monstres qu’il fallait prendre en photo pour alimenter son carnet de voyage.

Mais, avant chacune de ces rencontres ésotériques, le joueur se devait de passer trois niveaux. Trois niveaux qui étaient tout autant de challenges pour le sens de l’orientation du joueur et sa faculté à se repérer dans l’espace en utilisant sa mémoire. Car Sea Hero Quest  n’est pas un jeu comme les autres, c’est avant tout un formidable outil de collectes de données. À l’époque, l’objectif était simple : permettre aux scientifiques d’aider au diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer.

Autant de données qu’en 17 600 ans

Lancée en 2016 par le studio de jeux vidéo mobile londonien Glitchers, l’application a été développée en partenariat avec le CNRS, l’University College de Londres, l’université d’East Anglia et l’Alzheimer’s Research UK. Aujourd’hui, le jeu a été retiré des stores en ligne, ayant grandement rempli sa mission.

Antoine Coutrot, chercheur du CNRS (auparavant au Laboratoire des sciences du numérique à Nantes et désormais dans un laboratoire lyonnais), est arrivé sur le projet en décembre 2016. Il est alors le seul chercheur français à participer à l’analyse des données du jeu. 

« Notre objectif premier était de récolter des informations issues de joueurs et joueuses du monde entier et de tout âge afin de développer un outil de diagnostic précoce de maladies mentales telles qu’Alzheimer. »  En effet, le sens de l’orientation – qui était la capacité cognitive mobilisée pour réussir dans le jeu – est une donnée importante dans la progression de la maladie. « Grâce à la littérature scientifique, nous savons que l’orientation spatiale est l’un des facteurs précoces de la maladie d’Alzheimer, avant la perte de mémoire ou l’altération du comportement », explique Antoine Coutrot.

Fort de près de 4,3 millions de joueurs – qui ont passé plus de 117 ans cumulés à jouer –, le jeu a permis de recueillir autant de données qu’un laboratoire équipé de moyens expérimentaux traditionnels en 17 600 ans. En effet, deux minutes de jeu dans Sea Hero Quest correspondent à près de cinq heures dans le cadre d’une étude en laboratoire.

Quantifier les écarts de performances entre les joueurs

Une fois toutes ces données récoltées – avec l’accord du joueur puisque celui-ci est prévenu dès le lancement de la partie qu’il joue dans un but scientifique –, Antoine Coutrot et ses homologues ont pu se plonger dans leurs analyses.

« Nous avons notamment confirmé qu’à partir de 18 ans, les capacités de navigation dans l’espace commencent à décliner. Certes, certains exercices mentaux permettent d’entretenir cette capacité, mais nos résultats prouvent que plus nos joueurs et joueuses étaient âgés, plus la navigation dans le jeu et la réussite des objectifs étaient compliquées », expose le chercheur du CNRS.

Les recherches ont également permis de révéler des différences sur les capacités de navigation entre les genres et les pays. Ainsi, les données montrent que de manière générale les hommes ont de meilleurs résultats, mais que l’écart se réduit dans les pays où l’égalité des genres est la plus grande. « Il y a une vraie corrélation entre ce que l’on appelle le Gender Gap Index, c’est-à-dire l’index international qui quantifie l’écart entre les genres, et les pays où les femmes sont proches des performances de jeu des hommes. L’écart est faible dans les pays scandinaves, mais bien plus important en Arabie saoudite, par exemple. »

Les chemins empruntés par les joueurs peuvent ensuite être analysés.©Sea Hero Quest

Orientation virtuelle et dans le monde réel sont liées

Néanmoins, les chercheurs savent qu’une faille peut remettre en question toutes leurs études. En effet, comment être certain que la réussite des joueurs dépend bien de leur capacité à s’orienter dans l’espace et non de leur habileté à utiliser un téléphone portable ou de leur habitude à jouer aux jeux vidéo ?

« Nous avions anticipé ces critiques, c’est pour cela que nous avons mis en place un protocole expérimental avec des volontaires. Hommes et femmes de tous âges devaient jouer au jeu, puis tenter de reproduire l’expérience dans le monde réel, c’est-à-dire regarder une carte, essayer de la mémoriser et tenter de retrouver des points d’intérêts dans les rues de Londres ou Paris », explique Antoine Coutrot. Les résultats de ce test grandeur nature sont sans appel. Publiés dans un article scientifique sur le site Plos One, ils confirment que les performances d’orientation virtuelle et dans le monde réel sont fortement corrélées.

Mieux encore : en dressant le génotype de 150 joueurs âgés de 50 à 75 ans, les chercheurs ont atteint leurs buts. Dans une étude qu’ils ont publiée, ils affirment que les joueurs présentant l’allèle 4 du gène APOE- ont beaucoup plus de mal à remplir les objectifs du jeu que les autres. « Or, la présence de cet allèle est connue comme un facteur à risque du développement d’Alzheimer : sa présence expose quatre fois plus au risque de développer la maladie. »

Ça y est, c’est acté : jouer à Sea Hero Quest peut être une manière ludique de détecter les signes avant-coureurs du développement d’Alzheimer, lorsque l’on compare les performances d’un patient à ceux de l’immense base de données des 4,3 millions de joueurs.

Une vingtaine d’équipes de chercheurs dans le monde entier

Mais l’aventure scientifique de Sea Hero Quest ne s’arrête pas là. Aujourd’hui, n’importe quel laboratoire peut demander l’accès aux performances des joueurs du monde entier, que les chercheurs ont mis à disposition sur un serveur libre. Oui, même les particuliers peuvent donc télécharger cet impressionnant fichier, s’ils pensent pouvoir y déceler quelque chose. Une vingtaine d’équipes du monde entier s’y sont déjà attelées, chacune avec ses hypothèses à vérifier. « Le sens de l’orientation est impliqué dans de nombreuses maladies ou troubles : épilepsie, syndrome post-traumatique… », assure Antoine Coutrot. Parmi les axes actuellement étudiés : le lien entre orientation et sommeil, pourquoi choisit-on une trajectoire plutôt qu’une autre, etc.  

De son côté, Antoine Coutrot voudrait aujourd’hui coupler de nouvelles sessions de jeu en laboratoire avec de l’eye tracking pour analyser quels repères visuels (phare, arbres, reliefs…) attirent le plus le regard et se veulent décisifs dans l’orientation.

Une version en réalité virtuelle a également vu le jour.©Sea Hero Quest

L’environnement influence notre structure cérébrale

La dernière découverte importante en date, celle qui a valu à Antoine Coutrot et ses équipes d’être publiés dans la prestigieuse revue scientifique Nature : l’environnement où l’on grandit influence notre capacité à nous repérer, et par conséquent notre structure cérébrale, tout particulièrement dans l’hippocampe, siège de la mémoire. Les chercheurs l’ont à nouveau déterminé via Sea Hero Quest. En effet, selon les pays et l’architecture des centres-villes, les performances diffèrent en jeu. « Nous avons calculé une valeur estimant la complexité de la structure d’une ville. Les villes américaines, avec leurs grandes rues rectilignes et leurs intersections à angle droit, sont par exemple beaucoup moins complexes que nos villes européennes pleines de chemin de traverse et modelées par l’histoire. Résultat : les citadins européens ont de meilleurs résultats en jeu que leurs homologues américains, car ils doivent plus mobiliser leur mémoire pour se déplacer. »

Plus généralement, s’il y a peu de différences en France entre les joueurs urbains et leurs homologues campagnards, les différences sont beaucoup plus accrues dans d’autres pays comme l’Argentine, l’Australie, les États-Unis ou l’Afrique du Sud.

La « magie » d’une si grosse base de données

Mais il n’y a pas que notre environnement proche qui influerait sur nos capacités cognitives. « C’est la magie d’une si grosse basse de données. Ce n’est pas tous les jours que l’on a une si grosse puissance statistique. On peut vraiment rentrer dans les détails : le niveau de vie, l’éducation, l’influence droitier ou gaucher, jusqu’à la confiance en soi ! Les paramètres d’analyses sont innombrables », s’enthousiasme Antoine Coutrot. Il cite le parfait exemple : « En 1972, en Angleterre, les pouvoirs publics ont voté une réforme faisant passer de 15 à 16 ans l’âge minimum pour arrêter les études. On peut voir l’impact de cette réforme sur les performances de jeu. »

Symbole de la science ouverte, Sea Hero Quest n’a donc pas encore fini de révéler l’influence de notre quotidien sur notre cerveau. Antoine Coutrot estime qu’il pourra encore poursuivre son travail de recherche sur les données du jeu pendant au moins six ans.

Mais surtout, il se félicite : « Sea Hero Quest, c’est une ouverture sur le monde. Le jeu vidéo nous a permis d’avoir accès à des populations du monde entier qui ne sont ordinairement jamais étudiées : ceux qui n’habitent pas à côté d’un laboratoire. Rien que ça, c’est révolutionnaire. »

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Florian Gallant
Florian Gallant
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