L’exposition Cartographie du corps est le fruit d’une rencontre : celle entre la photo-reporter de légende Susan Meiselas, dont les images ont forgé notre mémoire collective tout au long des 50 dernières années, et de la compositrice Marta Gentilucci, résidente à la Villa Médicis, figure de proue de la musique classique contemporaine.
Aux Rencontres d’Arles 2022, Susan Meiselas et Marta Gentilucci donnent vie à une expérience immersive où musique et image se croisent, se complètent, se prolongent. Dans Cartographie du corps, les deux ont mis en son et en images les vies des femmes âgées de Gualdo Tadino, en Ombrie, en Italie.
Le travail de Susan Meiselas et de Marta Gentilucci s’est fait en trois étapes : d’abord une réponse instinctive au terrain qu’elles avaient décidé d’investir ; ensuite, une recherche les ayant menées à choisir le format vidéo, chaque pièce racontant l’histoire d’un personnage ; enfin, une réflexion, qui reste encore ouverte, sur comment présenter ce format inédit et original dans l’espace.
À travers l’objectif empathique et patient de Susan Meiselas, la peau et les gestes de ces femmes merveilleuses se dévoilent, en laissant entrevoir des existences faites d’engagement, d’énergie, d’espoir.
Susan, Marta, comment vous êtes-vous rencontrées ?
Marta Gentilucci : Nous nous sommes rencontrées en 2019 aux États-Unis. Nous étions à la Radcliff Residency pour artistes ensemble. À cette occasion, nous avions la chance de pouvoir rencontrer les autres, avoir des repas communs, et nous avons donc passé pas mal de temps ensemble.
Nous avons parlé longuement des spécificités de nos médiums de création et nous avons échangé autour de nos pratiques. J’ai alors recontacté Susan quelque temps après cette résidence pour lui parler du projet Cartographie du corps : elle était enthousiaste à l’idée de mélanger son et image.
Comment le projet s’est-il déroulé ?
Susan Meiselas : Aucune des deux ne savait vraiment ce qu’elle allait mettre en œuvre une fois là-bas. Il y a beaucoup de façons de donner corps à une exposition : on peut partir de matériaux déjà existants ou bien laisser les idées évoluer à partir des rencontres et des personnages que l’on peut croiser sur place.
M. G. : L’idée, c’était de parler de ces femmes vieillissantes qui habitent Gualdo Tadino, en Italie, et qui sont pleines d’énergie et encore tellement actives ! Nous avons alors décidé de passer dix jours ensemble en Ombrie pour réaliser le projet. Nous voulions prendre le temps d’interagir réellement avec ces femmes.
Ce qui était intéressant pour moi en tant que compositrice, c’est que Susan n’allait pas juste venir, prendre quelques photos et repartir : nous allions réellement cohabiter. J’ai donc dû réfléchir à comment travailler ensemble pendant ce temps, en sortant de mes habitudes solitaires de compositrice.
Vous avez toutes les deux une approche assez instinctive de votre discipline. Quelle est la place de l’intuition dans ce travail ?
M. G. : La totalité de la composition qui accompagne notre installation est basée sur des éléments sonores réels capturés là-bas. Rien n’est rajouté, tout part du terrain. Par exemple, il y avait ce son constant de machine à coudre. Au lieu de tenter de l’interrompre, j’ai composé autour, en réagissant à la réalité qui se présentait à moi. Ce bruit subtil est devenu une partie intégrante de la musique.
S. M. : Moi-même je ne savais pas, quand j’ai rencontré Marta, que je n’allais pas prendre des photos, mais plutôt me diriger vers la vidéo. Dès le premier jour sur le terrain, j’ai compris que des images statiques n’allaient pas coller au projet : j’ai alors rapidement basculé vers la vidéo. De la même manière que je collectais des éléments visuels, Marta collectait des éléments sonores : nous avons toutes les deux déconstruit notre approche pour nous laisser surprendre. Nous avons répondu aux situations plutôt que de les créer.
D’où vous est venue l’envie de rendre hommage aux femmes âgées ?
M. G. : Le point de départ pour moi a été la résidence que nous avons faite ensemble. J’ai eu la chance d’y rencontrer des femmes extraordinaires. Et, parmi elles, Susan, qui avait un peu plus de 60 ans et deux fois mon énergie ! (Rires) Tellement ouverte, attentive, et ce n’est pas quelque chose que l’on raconte habituellement de la vieillesse. Surtout quand on est des femmes : notre vieillesse est toujours dénigrée, mise à l’écart. Moi, j’avais envie de raconter au contraire l’espoir qui se dégage de ces personnes.
S. M. : Je suis en train de vivre sur ma peau les changements de ma génération. Je pense aussi à des femmes un peu plus âgées que moi qui m’entourent, comme mes cousines par exemple. Je suis admirative de leur indépendance, de leur engagement, de leur détermination.
Pourquoi les mains étaient-elles si révélatrices de la personnalité de vos personnages et de leur cartographie du corps ?
S. M. : Cette idée de ne filmer que des mains n’était pas évidente depuis le début ; je ne pensais pas venir en Italie pour filmer des mains de femmes ! Ça m’aurait semblé très réducteur. Mais, plus j’étais avec elles, plus je comprenais que leurs mains véhiculent leur histoire. Je ne suis pas sûre que l’on pourrait en dire autant de mes propres mains ! Je pense à cette femme qui s’est mise à préparer des gâteaux : elle a patiemment pétri pendant des heures, ce fut révélateur pour moi. C’était tellement intense : elle y mettait une telle passion, un tel soin afin que tous les éléments se combinent à la perfection. Moi-même je ne suis pas si attentive à ce que font mes mains quand je cuisine des gâteaux !
Susan, vous dites souvent que “regarder, c’est écouter”. Est-ce que vous pensez que la musique de Marta est une autre manière de regarder vos images et que vos images sont une autre manière d’écouter la musique de Marta ? Est-ce que finalement ce projet n’est pas le plus bel exemple de votre approche de la photographie ?
S. M. : Merci d’amener ce sujet ! J’ai dit cette phrase pour la première fois précisément à Arles, il y a quelques années. J’entendais par là que la photographie pour moi est un processus immersif, dans lequel on prend le temps d’écouter les gens et, seulement ensuite, on les photographie. Dans ce projet en particulier, c’était important pour nous de rester à l’écoute de là où les événements et les rencontres pouvaient nous emmener spontanément. Ce type de collaborations est très expérimentale. Il fallait que moi je regarde Marta regarder les choses, et que Marta me regarde la regarder regarder l’environnement qu’elle connaissait déjà [Gualdo Tadino, ndlr]. C’est tout le défi d’un projet collaboratif !
M. G. : J’ai vu Susan rester immobile pendant plus d’une demi-heure, à filmer. C’était d’une intensité rare. En la regardant attentivement, j’ai pu donner à ma composition sonore une texture particulière qui traduit son état d’esprit.
Est-ce que la musique est une façon de “sortir du cadre” pour laisser voir ce que le cadre cache à qui regarde une image ?
S. M. : Je pense beaucoup aux cadres, à l’idée même du cadre en photographie. Dans la vidéo, il s’agit plutôt d’échapper à la synchronicité entre musique et image. De s’autoriser à fuir ce cadre-là et le transformer en quelque chose de plus… imaginaire.
M. G. : Vous parlez d’aller au-delà du cadre, dans mon cas ce serait plutôt aller au-delà du rythme. À quel point on peut sortir de ce qui est établi pour découvrir autre chose.
Une dernière question, qui paraît presque banale, mais qui surgit spontanément : cette année nous a encore rappelé à quel point le travail des photojournalistes est essentiel. Leur travail en Afghanistan, en Ukraine et sur tout autre terrain de guerre est crucial dans la défense des droits humains. Susan, comment regardez-vous le monde d’aujourd’hui avec vos yeux de reporter ? Êtes-vous optimiste ?
S. M. : C’est une question difficile. Je dois être honnête, je ne suis pas optimiste sur l’état du monde en ce moment. Je suis découragée par le contexte : je suis aux États-Unis, beaucoup des batailles que nous avons combattues il y a 50 ans sont encore d’actualité, et des conflits sont provoqués par des individus qui agissent uniquement dans leur intérêt.
Pourtant, quand Marta m’a parlé d’“âgisme” je me suis rendu compte que ce travail [Cartographie du corps, ndlr] touchait aussi aux droits humains. Bien sûr, c’est différent par rapport à ce que j’ai fait dans mon passé, en exhumant des tombes, en photographiant des massacres, des blessures terribles, en cherchant les preuves visuelles des violences domestiques… Ce travail vient d’une approche nouvelle, qui veut sensibiliser. Il veut raconter ce que nous ressentons plus que ce que nous pensons.
M. G. : On peut décider de parler de droits humains en regardant dans les interstices d’espoir qui s’ouvrent à nous. Changer notre vision de la vieillesse et poser notre regard sur des personnes âgées est aussi un devoir moral.
S. M. : Ce que j’ai vu à Gualdo, c’était des femmes qui s’arrogeaient le droit de faire ce qui leur faisait du bien, avec passion. Même si le monde ne va pas dans la bonne direction, c’était une autre manière de voir les choses qui donne à réfléchir.