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Le sadfishing, ou l’art d’attirer l’attention par la tristesse

18 juin 2022
Par Kesso Diallo
Une tendance pour créer de l'engagement sur les réseaux sociaux.
Une tendance pour créer de l'engagement sur les réseaux sociaux. ©goffkein.pro / Shutterstock

S’afficher en larmes peut se révéler plus efficace que de se montrer sous son meilleur jour sur les réseaux sociaux. Explications de cette tendance bénéfique pour certains et problématique pour d’autres.

Les réseaux sociaux ne sont plus seulement utilisés pour faire des envieux en montrant une version idéalisée de sa vie. Les influenceurs et autres célébrités se servent désormais d’un autre moyen pour attirer l’attention : partager leur tristesse sur ces plateformes, qu’elle soit occasionnée par une rupture amoureuse, la perte d’un proche ou une autre raison. Ils n’hésitent plus à se montrer en larmes et sans filtre sur les réseaux sociaux pour créer de l’engagement.

Le succès de cette tendance peut s’expliquer par le fait que les utilisateurs apprécient ces contenus plus authentiques, qui rendent les influenceurs plus proches d’eux, montrent qu’eux aussi rencontrent des difficultés, sont comme tout le monde, en somme. Mais les usagers n’ont pas forcément conscience que les célébrités peuvent partager ces vidéos sciemment, pour leur propre profit, parfois même dans un but marketing. Cette tendance ne date pas d’hier, elle a même un nom : c’est ce qu’on appelle le sadfishing, soit la « pêche à la tristesse ».

Le sadfishing, c’est quoi ?

L’origine de ce terme remonte à janvier 2019. Il a été inventé par la journaliste londonienne Rebecca Reid, qui le définit comme le fait d’utiliser ses problèmes émotionnels pour accrocher un public sur Internet. « Les pêcheurs à la tristesse maximisent le drame de leur situation pour créer un engagement sur les réseaux sociaux. C’est l’équivalent émotionnel du piège à clics », expliquait-elle dans un article de Grazia.

Cette expression a été créée en rapport avec Kendall Jenner. Début janvier 2019, sa mère Kris Jenner a annoncé qu’elle allait bientôt révéler un « lourd secret », avec une vidéo teaser dans laquelle sa fille indiquait qu’elle était prête à parler d’un sujet sans le nommer. Les internautes ont alors été nombreux à s’inquiéter et à se demander quel était ce fameux secret. La mannequin a plus tard révélé qu’elle souffrait d’acné depuis son adolescence dans une publication sponsorisée par Proactiv, une marque de traitement cutané dont elle était devenue la nouvelle ambassadrice.

Le sadfishing continue de porter ses fruits, attirant de l’engagement ou des annonceurs. En novembre 2021, la mannequin Bella Hadid a publié une série de photos sur Instagram, dans lesquelles elle apparaît au naturel, avec les yeux humides, en indiquant en légende que « les réseaux sociaux ne sont pas réels ». Résultat : plus de 2,5 millions de likes et près de 23 000 commentaires, alors que plusieurs de ses publications sur le réseau social n’ont pas franchi la barre du million de « j’aime ». Côté marketing, l’actrice Lili Reinhart de Riverdale, qui a parlé à plusieurs reprises de sa santé mentale (anxiété, dépression) sur Instagram, est devenue partenaire d’une marque de compléments alimentaires et a fait la promotion de leurs gommes censées réduire les symptômes de stress.

Un problème d’authenticité

Le sadfishing pose la question de l’authenticité sur les réseaux sociaux. Avec les influenceurs, il n’est pas facile de savoir si ces derniers partagent spontanément leurs chagrins ou s’ils le font afin de susciter de l’engagement et dans un but marketing. « Le problème des influenceurs, c’est quand même, souvent, qu’ils ont quelque chose à vendre, donc on peut toujours se poser la question : quand ils sont en train de pleurer, qu’il y a une rupture, est-ce qu’ils nous vendent des mouchoirs, est-ce qu’ils nous vendent… je ne sais pas, un fond de teint qui ne coulera pas si on pleure ? », a expliqué Vanessa Lalo, psychologue spécialiste des pratiques numériques, dans une vidéo du média Brut.

La question de l’authenticité se pose d’autant plus que les célébrités ne sont pas les seules à se livrer au sadfishing. Des personnes ordinaires se montrent aussi en larmes sur les plateformes afin de créer de l’engagement. « Essayer d’amener les gens à s’inquiéter pour vous afin d’attirer l’attention quand vous êtes normal, ou l’argent et la popularité quand vous êtes une célébrité, est du sadfishing », a expliqué Rebecca Reid. Selon la journaliste, les individus peuvent par exemple mettre « J’en ai tellement marre de tout ça » comme statut sur Facebook sans aucune explication pour attirer l’attention.

Le problème, c’est que des personnes qui expriment réellement leur détresse sur les réseaux sociaux se retrouvent accusées de sadfishing. Un rapport de l’agence Digital Awareness publié en octobre 2019 a révélé que des enfants cherchaient du soutien émotionnel en parlant de leurs problèmes sur Internet, mais ils n’ont pas obtenu la réponse qu’ils souhaitaient. Pire encore, ils étaient susceptibles d’être harcelés par des internautes. « Je me sentais vraiment déprimé l’autre jour alors que je traversais quelques problèmes à la maison. J’étais seul, donc j’ai pensé que je parlerais de ce sujet sur Instagram, juste pour faire savoir aux gens comment j’allais. Beaucoup de personnes ont commenté et “aimé” ma publication, mais certains ont dit que j’étais en train de pêcher à la tristesse le jour suivant à l’école. Partager mes sentiments m’a fait me sentir plus mal à certains égards, mais soutenu à d’autres », a par exemple expliqué un enfant de 12 ans.

Autre problème : ces jeunes sont susceptibles d’être la cible de prédateurs, qui cherchent à les amadouer pour abuser d’eux sexuellement. Ils peuvent utiliser les commentaires exprimant un besoin de soutien émotionnel pour se connecter avec ces personnes et gagner leur confiance.  

Un filtre pour “montrer sa tristesse”

D’un autre côté, il semblerait que les réseaux sociaux suivent la tendance du sadfishing. Début mai, Snapchat a introduit un filtre permettant aux utilisateurs de faire croire qu’ils sont en train de pleurer alors que ce n’est pas le cas. Le principe est simple : plus la personne rit, plus elle semble pleurer. Bien qu’il soit originaire de Snapchat, il est possible d’utiliser ce filtre afin de prendre des photos ou enregistrer des vidéos pour ensuite les publier sur d’autres réseaux sociaux comme Instagram ou TikTok. Il est devenu viral sur les plateformes, faisant rire les spectateurs avec des vidéos comme celle d’une photographe connue sous le nom @fablesinfocus qui semble fondre en larmes lorsque sa fille lui demande une frite. Elle a été visionnée plus de 20 000 fois et a récolté 2,7 millions de likes et 15 000 commentaires.

Certaines personnes ont d’ailleurs pensé que Snapchat avait été inspiré par Amber Heard lors de son procès contre Johnny Depp. Alors qu’elle a craqué lors de son témoignage début mai, les fans de l’acteur ont eu du mal à y croire, parlant de pleurs « sans larmes ». Certains ont même déclaré qu’elle était une mauvaise actrice. Face à ces rumeurs, un porte-parole de Snapchat a indiqué au site TMZ que le filtre était en développement depuis six mois, soit bien avant le témoignage d’Amber Heard.

Que ce soit au naturel ou avec un filtre, cette tendance à s’afficher en larmes sur les réseaux sociaux est un moyen de se mettre en scène sur ces plateformes, tout comme le fait de montrer sa belle vie. Elle provoque un flou entre ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas, parfois au détriment des personnes qui se montrent réellement sur ces applications.

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Article rédigé par
Kesso Diallo
Kesso Diallo
Journaliste