Fleabag, Skins, Sex Education, Peaky Blinders, Downton Abbey… Les séries britanniques ont envahi les plateformes et sont devenues cultes. Dans son documentaire Séries : British Touch, Olivier Joyard a interrogé des personnalités emblématiques du petit écran pour comprendre le phénomène.
C’est quoi, la “British touch” ?
C’est quelque chose qu’on n’arrive pas complètement à définir, mais qu’on ressent. Les séries anglaises nous parlent de façon personnelle et intime. C’est comme si elles avaient été faites pour nous, et c’est ce qui les différencie des autres – notamment des américaines. Les shows britanniques sont reconnaissables et uniques. Ils ont une touche réaliste, un humour particulier, parfois une crudité qu’on ne voit pas ailleurs. Ils sont aussi très marqués par la culture populaire anglaise. Pour moi, la pop culture a été inventée par les États-Unis, mais aussi par le Royaume-Uni. Et tout ce qui est populaire n’est pas forcément nul, c’est même le contraire.
À quoi reconnaît-on cet humour britannique ?
Dans le documentaire, je parle du mot cringe. En gros, c’est l’humour de gêne. Quand on fréquente des Anglais, on voit tout de suite que les questions de honte et d’embarras sont centrales dans leur vie. Et ça se répercute sur leur humour. Il y a un mélange subtil de cruauté (ils veulent voir des personnages dans des situations humiliantes ou tristes), d’humour et d’empathie. C’est ce qu’on voit dans The Office. La série est un peu froide et elle montre les aspects déprimants de la vie de bureau, du système capitaliste et de ses conséquences sur les travailleurs. En même temps, il y a une sorte de tendresse qui sauve les personnages.
Dans les grandes figures comiques anglaises, on retrouve aussi les Monty Python dans les années 1960-1970. Il y a toujours eu une forme de critique sociale dans les blagues britanniques. En Angleterre, on dit autant, voire beaucoup plus de choses dans l’humour que dans le drame. C’est ultrasérieux, on n’est pas dans la vanne pour la vanne. Ça part toujours de quelque chose, de quelqu’un, de quelque part…
Pourquoi les séries britanniques fonctionnent-elles autant en dehors du Royaume-Uni ? Est-ce justement grâce à leur humour et ce ton très particulier, ou y a-t-il d’autres raisons ?
J’ai le sentiment que les Britanniques avaient un coup d’avance sur les autres. Ils font des séries pour un public local, mais aussi mondial, depuis des décennies. Leurs shows sont exportés depuis les années 1960. Par exemple, Chapeau melon et bottes de cuir était diffusé en France au début des années 1980. Aujourd’hui, les séries viennent de partout dans le monde. On voit des productions coréennes, israéliennes… Mais l’Angleterre s’était finalement adaptée à l’ère du streaming bien avant.
The Office a-t-il été un tournant dans leur histoire ?
Oui, mais ça a surtout changé quelque chose pour la génération actuelle. Aujourd’hui, les trentenaires ou les jeunes quadras qui font des séries ont vu The Office, puis son adaptation américaine. Je pense que cette production a inventé un ton dans l’humour. Je dirais même que Succession, qui est actuellement un hit mondial, vient de cet univers. Après, c’est surtout une question de génération. La précédente avait été marquée par Upstairs, Downstairs, Chapeau melon et bottes de cuir…
Dans les années 1990, on avait Friends d’un côté, et Absolutely Fabulous de l’autre. Ce sont deux versions antinomiques de l’humour. Il y a la version américaine de groupe, super bien écrite et un peu convenue sur certains aspects, et la production anglaise beaucoup plus trash et mordante, avec un temps d’avance sur certaines représentations. Il y a tout un épisode où l’héroïne parle de sa sexualité d’une façon assez révolutionnaire pour l’époque. Aujourd’hui, on a le sentiment que c’est normal, mais avant, c’était un combat.
Donc les séries britanniques sont aussi en avance sur la représentation de certains sujets ?
Au Royaume-Uni, les séries veulent absolument prendre le pouls de la société. Donc forcément, elles se rapprochent très nettement de la réalité. Les auteurs et autrices anglaises ont les yeux rivés sur ce qu’il se passe dans leur pays. Dans les années 2000, de très grandes productions écrites par des femmes ont changé la donne. Je pense notamment à Fleabag, Chewing-gum, ou encore I May Destroy You, qui est plus récente. C’est comme si l’industrie britannique s’était interrogée sur des questions qu’on ne s’était pas posées, et qu’on commence à peine à aborder.
J’ai toujours peur qu’une fiction soit illustrative, qu’elle représente simplement ce qu’on pourrait lire dans un livre ou dans un article sur un sujet précis. Mais les séries anglaises ont un charme de la fiction. I May Destroy You parle d’un sujet très dur [le viol, ndlr], mais les épisodes sont agréables à regarder. C’est une expérience intense et qui ne nous prend pas en otage.
Si je comprends bien, les créateurs regardent la société et le monde qui les entoure pour écrire. Mais ont-ils d’autres sources d’inspiration ?
Ils s’inspirent beaucoup des fictions de leur pays. Entre les écrivains du XIXe siècle et les grandes séries écrites depuis les années 1960, il y a un vivier complètement fou. Le plus important, c’est qu’on ne demande pas aux auteurs de se priver d’écrire sur des sujets trop persos. Au contraire, c’est très encouragé, et notamment par le fait que leurs séries sont beaucoup plus courtes qu’aux États-Unis.
Il y a entre six et huit épisodes par saison, et ça marque une grande différence entre l’industriel et le “fait-main”. Les scénarios sont souvent écrits par une ou deux personnes. Au début du documentaire, la créatrice de Sex Education nous explique que “quand on regarde une série anglaise, on s’attend à regarder une histoire qui vient d’une expérience personnelle que l’autrice ou l’auteur nous raconte directement”.
Ces créateurs ont révolutionné le petit écran, mais les acteurs britanniques sont aussi ultrareconnus. Ils brillent dans le monde entier et sont demandés dans des productions internationales. Qu’est-ce qu’ils ont de plus que les autres ?
Je ne dirais pas qu’ils ont quelque chose de plus et qu’ils sont meilleurs que les autres. Mais il y a une forme de génie britannique dans le jeu, et il est de plus en plus reconnu. Déjà, ils ont la possibilité de s’exprimer en anglais, mais ce n’est pas la seule raison. En Angleterre, il y a un véritable respect pour les artistes de théâtre et ils ont un réseau de grandes écoles d’arts dramatiques. Ils forment les acteurs à toutes les situations de jeu possibles et imaginables. Ils apprennent à jouer dans des séries, sur les planches, dans des films… Je vénère un peu les acteurs anglais. Je suis allé dans une école à Bristol et à Londres pour essayer de comprendre comment ils fabriquent ce talent pour le jeu.
Vous avez interrogé les créateurs de Sex Education, Skins, Downton Abbey ou encore Peaky Blinders. Qu’est-ce qui vous a marqué lors de ces rencontres ?
Ce qui m’a marqué, c’est que j’ai vu des artistes libres. Dans le domaine des séries, la conquête de la liberté est difficile. C’est une industrie qui répond à des obligations financières, mais, en Angleterre, la BBC est un service public qui a encore pignon sur rue. Après tous ces entretiens, j’ai la sensation que les créateurs et créatrices britanniques ne sont pas là pour satisfaire le marché, mais pour raconter des histoires qui leur tiennent à cœur. J’ai vu des artistes brillants, parfois radicaux, mais qui ont une ambition populaire. Et je pense que c’est la recette magique pour créer des contenus de qualité.
Le documentaire Series : British touch est disponible sur MyCanal.