Avec « La Femme la plus riche du monde », Thierry Klifa s’empare de l’affaire Bettencourt. L’occasion de revenir sur 10 films qui, de la reconstitution méticuleuse au thriller psychologique, ont transformé la réalité en récits complexes et vénéneux, où les grandes affaires judiciaires deviennent les miroirs de leur époque.
L’affaire Bettencourt – son héritière solitaire, son photographe confident, sa fortune abyssale – avait tout du scénario. Thierry Klifa s’en empare dans son film La Femme la plus riche du monde (sortie au cinéma ce 29 octobre 2029), drame au casting cinq étoiles emmené par l’incontournable Isabelle Huppert.
Mais Klifa ne fait pas que chroniquer un scandale, il (nous) plonge au cœur d’une obsession nationale. Car si tous les cinémas du monde s’inspirent du réel, le cinéma français, lui, a fait de la chronique judiciaire un genre à part entière. Un sismographe de ses névroses, de ses fractures, de ses hontes. L’occasion de revenir sur 10 films qui ont su transformer la manchette des journaux en de grandes œuvres de cinéma.
La Nuit du 12, Dominik Moll (2022)
« Quelque chose cloche entre les hommes et les femmes. » C’est le constat glaçant que pose Yohan (Bastien Bouillon), jeune chef de groupe à la PJ, au cœur du film-enquête magistral mené par Dominik Moll.
On le sait d’emblée : l’énigme ne sera pas résolue. Plutôt que la traque d’un monstre, la mise en scène de La Nuit du 12, clinique et fiévreuse, explore un mal plus diffus. Le film devient la chronique d’une obsession, celle d’enquêteurs qui se heurtent à un mur : la violence masculine ordinaire. Un polar politique majeur, qui hante durablement, précisément parce qu’il refuse toute résolution.
L’Affaire SK1, Frédéric Tellier (2014)
Ici, le polar ne respire pas l’air du large mais la poussière des archives et l’obsession du détail. Frédéric Tellier retrace la décennie de traque acharnée pour arrêter Guy Georges. Loin du polar spectaculaire, il choisit le réalisme quasi documentaire pour suivre le labeur d’un jeune inspecteur (Raphaël Personnaz) qui vieillit avec le dossier.
La grande force de L’Affaire SK1, c’est de nous révéler le travail de l’ombre : les avancées de la police scientifique, les guerres de service, les montagnes de paperasse et l’épuisement des hommes. Un film-procédure aussi nerveux que méticuleux, culminant dans un procès d’une intensité rare.
36 quai des Orfèvres, Olivier Marchal (2004)
On quitte la procédure clinique pour la tragédie shakespearienne. Olivier Marchal, ancien flic, s’inspire de la véritable « guerre des polices » pour filmer non pas l’enquête mais l’affrontement à mort de deux titans du 36. Il orchestre le duel électrique entre Daniel Auteuil et Gérard Depardieu, deux grands fauves lâchés dans un Paris crépusculaire et poisseux.
36 quai des Orfèvres est un polar d’une noirceur absolue, une plongée viscérale dans un monde où les flics ressemblent aux voyous qu’ils pourchassent, la morale en moins.
La French, Cédric Jimenez (2014)
À la minutie de la reconstitution, Cédric Jimenez préfère le souffle épique de la fresque romanesque. Dans La French, il ne s’empare pas de l’histoire du juge Michel, il la réinvente pour en faire un mythe, transformant le Marseille des années 1970 en décor d’opéra sanglant.
Le film vire à l’affrontement à distance. Celui de Jean Dujardin en juge incorruptible et dévoré par sa mission, face à Gilles Lellouche, impérial en parrain charismatique et brutal. Jimenez y impose un style, une énergie survoltée qu’il poussera à son paroxysme quelques années plus tard dans le contemporain BAC Nord. Le fait divers devient ici une pure décharge d’adrénaline.
Grâce à Dieu, François Ozon (2019)
Parfois, le cinéma délaisse la fiction pour se faire arme citoyenne, film-dossier au service d’une cause. C’est le geste puissant de François Ozon avec Grâce à Dieu. Le cinéaste s’y empare avec une sobriété clinique de l’affaire Preynat et du scandale de pédocriminalité qui a secoué l’Église, pour donner un visage et une voix aux victimes.
Le film retrace méticuleusement le combat des hommes de l’association La Parole Libérée, porté par un trio d’acteurs bouleversants : Melvil Poupaud, Denis Ménochet et Swann Arlaud. Une œuvre d’utilité publique qui a eu un impact concret sur le déroulement de l’affaire judiciaire.
La Fille de Brest, Emmanuelle Bercot (2016)
C’est l’autre visage du film-dossier : celui qui emprunte à la fiction ses armes pour se faire thriller-lanceur d’alerte. Pour raconter le scandale du Mediator, Emmanuelle Bercot choisit la voie du récit haletant. Une mise en scène pleine de rage dans la lignée d’une Erin Brockovich.
La Fille de Brest, c’est la chronique d’un combat inégal. Celui de la pneumologue Irène Frachon contre le Goliath de l’industrie pharmaceutique. Une charge héroïque et profondément humaine, portée par l’énergie formidable de l’actrice Sidse Babett Knudsen. Un cinéma citoyen, puissant et terriblement efficace.
Présumé coupable, Vincent Garenq (2011)
Peut-être le film le plus insoutenable de cette sélection. Dans Présumé coupable, Vincent Garenq ne raconte pas l’affaire d’Outreau : il nous y plonge en adoptant le point de vue unique et subjectif d’Alain Marécaux, l’huissier de justice accusé à tort.
De son arrestation brutale à sa lente déshumanisation en prison, la caméra s’attache à un Philippe Torreton littéralement habité. Sa performance totale nous fait éprouver de l’intérieur le calvaire d’un innocent broyé par une machine judiciaire aveugle. Une expérience-limite, un film coup-de-poing terrifiant et nécessaire sur l’un des plus grands fiascos de la justice française.
L’Adversaire, Nicole Garcia (2002)
On quitte le film-dossier pour la plongée psychologique la plus radicale. Adaptant le livre éponyme d’Emmanuel Carrère sur l’affaire Jean-Claude Romand, Nicole Garcia s’intéresse moins au crime qu’au vertige existentiel qui l’a engendré.
Dans L’Adversaire, elle ne filme pas le massacre, mais la mécanique implacable de dix-huit ans d’imposture, la mise en scène quotidienne d’une vie qui n’existe pas. Entièrement construit autour du jeu opaque de Daniel Auteuil, cet « homme ordinaire au regard impénétrable », le film devient la chronique étouffante d’une non-vie. Un thriller mental qui glace le sang, non par ce qu’il montre, mais par ce qu’il sonde : le néant.
Une affaire de femmes, Claude Chabrol (1988)
Nul mieux que Claude Chabrol n’a su faire du fait divers un scalpel pour autopsier l’âme de la province française. De Violette Nozière au Boucher, son œuvre est jalonnée de ces drames transformés en réquisitoires implacables.
Une affaire de femmes en est l’un des sommets les plus féroces. Il s’empare du destin de Marie-Louise Giraud, guillotinée sous Vichy pour avoir pratiqué des avortements, et signe, avec une Isabelle Huppert magistrale, un film qui ausculte l’hypocrisie d’une société fabriquant ses propres monstres avant de les envoyer à l’échafaud. Un grand Chabrol-Huppert !
Le Juge et l’assassin, Bertrand Tavernier (1976)
Pour finir, un monument du genre. En s’inspirant de l’affaire Joseph Vacher, le « Jack l’Éventreur du Sud-Est », Bertrand Tavernier signe bien plus qu’un film de tueur en série : c’est un immense film politique. Il orchestre le face-à-face cynique entre un juge pétri de certitudes bourgeoises (Philippe Noiret) et un assassin mystique et dément (un Michel Galabru saisissant, César du Meilleur acteur).
À travers ce duel, Le Juge et l’assassin devient la fresque magistrale d’une France rongée par la justice de classe et l’hystérie nationaliste en pleine affaire Dreyfus. Un classique intemporel.
