Ils sont sortis cette année. Francophones ou de langues étrangères ; romans, nouvelles, documents ou essais, vous les avez peut-être croisés sur le site ou sur les tables de nos magasins Fnac. Je les ai lus et je voulais vous en parler dans ce petit inventaire de mes coups de cœur de libraire 2022.
1 poche – La République des faibles – Gwenaël Bulteau
Selon moi, la couverture verse un peu trop dans l’esthétique facile de la série Peaky blinders, mais vous le verrez, l’intérieur est des plus prometteurs.
Nous sommes à Lyon, en 1898. Le cadavre mutilé d’un enfant vient d’être découvert. Une enquête commence qui, loin de se contenter de ménager le suspense à l’aide de subterfuges de façade, plonge au contraire un peu plus en profondeur dans les entrailles d’une société française écartelée.
L’affaire Dreyfus bat son plein. Antisémitisme, populisme, la IIIe République est aux abois. La publication du J’accuse de Zola va bientôt rebattre toutes les cartes, et fait étrangement résonner la belle plume naturaliste de Gwenaël Bulteau qui n’oublie aucune classe de la société.
Un premier roman à ne pas manquer.
1 roman historique – L’Abolition des privilèges – Bertrand Guillot
Ça évoque quoi, pour vous, le 4 août ?
La nuit du 4 au 5 août 1789, c’est l’abolition des privilèges bien sûr, mais ce que cela signifie exactement, c’est une autre histoire… Alors qu’on pourrait (presque) raconter par le menu le 14 juillet, ou que l’on discerne sans peine les tenants et les aboutissants de la prise de la Bastille, on ne sait rien de cette date non moins importante de la Révolution française et de l’Histoire de France, plus généralement.
Nous faire revivre ce moment important à la déflagration fragmentaire, c’est la gageure que s’est fixée Bertrand Guillot, mais d’une manière plus empirique qu’académique, au plus près des acteurs et de ceux qui vivent l’événement jusqu’à ses fondements. Alors que les crises économiques se succèdent, les riches ne paient pas d’impôts quand les pauvres croulent sous les taxes, ça vous rappelle quelque chose ? D’une manière aussi didactique que ludique, L’Abolition des privilèges est un roman finalement aussi historique qu’actuel.
1 document – Le Jour où le monde a tourné – Judith Perrignon
Nous remontons un peu plus en avant la roue de l’Histoire pour nous arrêter aux années 80, décennie charnière du point de vue idéologique puisque c’est à cette période que s’est forgé et appliqué le régime de valeurs sur lequel nous vivons encore aujourd’hui, le néolibéralisme. Un des symboles de ce mouvement est sans conteste l’ex-Premier Ministre du Royaume-Uni, Margaret Thatcher.
En 2020, Judith Perrignon est partie avec une équipe sur ses traces afin de réaliser une série d’émissions radiophoniques pour France Culture, ici retravaillée pour être publiée. Anciens ministres, collaborateurs ou opposants de la « Dame de Fer », syndicalistes et mêmes écrivains, elle a récolté leurs témoignages pour tenter de comprendre comment ce personnage encore haït par toute une partie des britanniques avait pu rester onze ans au pouvoir. Quels ressorts l’animaient ? Quelles conséquences pouvons-nous encore en observer aujourd’hui ? Guerre des Malouines, détricotage de tous les acquis sociaux, le droit du plus fort et de quelques-uns qui auront la chance de s’en sortir, les souvenirs et les questions défilent… à noter les passages sur la répression des grèves de mineurs et des indépendantistes irlandais d’une violence subjuguante que l’on aurait tort d’oublier en ces temps obscurcis.
Le Jour où le monde a tourné est un document des plus précieux.
1 BD – Res Publica – Chauvel et Kerfriden
« Cinq ans de résistance », sous-titre Res Publica, cette BD vibrante qui passe le premier quinquennat d’Emmanuel Macron sous le prisme de la révolte populaire. Les Gilets Jaunes, bien sûr, qui en ont été le point d’acmé et donne la seule couleur présente de cet album pour mieux dénoncer le noir et blanc de funestes événements.
Le propos de David Chauvel, documenté, s’allie à la précision du dessin de Malo Kerfriden et donne à l’ensemble un rendu très léché, quasi journalistique.
Un bilan à charge sans ménagement, mais sans aveuglement pour autant, qu’il ne faut pas négliger si l’on veut se réapproprier la « res publica », autrement dit la « chose publique », la République par extension.
1 roman illustré – A Hell of a woman – Jim Thompson et Thomas Ott
Classique du roman noir, A Hell of a woman est magnifié par les illustrations toutes de gris et d’ombres menaçantes de Thomas Ott.
Ça commençait pourtant bien. L’histoire d’un pauvre gars victime de tous et surtout de lui-même, le type qui n’a vraiment pas de chance, en somme. On s’aperçoit pourtant assez vite que la guigne ne suffit pas à expliquer ce qui l’enchaîne.
Le génie de Jim Thompson est de nous faire pénétrer dans le cerveau d’un psychopathe en nous faisant vivre les événements à sa hauteur, à travers ses pensées les plus retorses, jusqu’à nous identifier à lui. Au lecteur ensuite de dénouer le vrai du faux et bien sûr, le bien du mal.
C’est également un livre témoin de l’Amérique des années 50 à hauteur d’homme, car aussi monstrueux soit-il, ce procédé narratif rend le héros plus humain encore. Une ambiance parfaitement rendue par les illustrations et le découpage en plusieurs tomes façon pulp des années 80. A Hell of a woman, Une femme d’enfer, précédemment publié sous le titre Des cliques et des cloaques a été adapté au cinéma par Alain Corneau à travers son film Série noire.
Un monument.
1 polar – Le Carré des indigents – Hugues Pagan
À lire absolument par toutes celles et ceux qui aiment les villes peuplées de fantômes et les hommes hantés par leurs tourments.
Il y a meurtre et enquête bien sûr, mais tout le reste aussi : la France des années 70, la vie d’un commissariat plus vraie que nature, la guerre d’Algérie qui n’en finit pas de faire frémir les consciences. Le tout avec une certaine forme de poésie et un goût brillant pour la tragédie. Inutile, je crois, d’en dire plus.
Certains appellent Hugues Pagan le maître du polar. Il suffit de le lire pour comprendre.
Dès le premier paragraphe sa plume flamboyante et impressionnante de maîtrise vous impactera… Le Carré des indigents est un indispensable de l’année.
1 roman de SF – Tè mawon – Michael Roch
Vous connaissez l’afrofuturisme ? C’est un mouvement culturel dont le terme est apparu dans les années 90 ayant pour but de se réapproprier l’univers et les valeurs de la science-fiction pour mettre en avant des personnages et une culture noire américaine. Un mouvement en plein cœur des débats actuels sur la visibilité des minorités et l’intersectionnalité des luttes.
Ici, il s’agit plus d’une vision caribéenne car nous sommes aux Antilles, dans les Antilles françaises plus exactement. Un roman d’afrofuturisme francophone d’anticipation caribéenne. Cela devrait suffire à attiser votre curiosité, mais ce n’est pas tout car Tè mawon ou « Terre marron » est le rêve d’une terre métissée délivrée du béton idéologique de Lanvil, la mégalopole tentaculaire.
L’écriture de Michael Roch est nerveuse et convaincante.
À découvrir !
1 roman étranger – Le Lac de nulle part – Pete Fromm
Retour à notre époque, mais dans des contrées non moins hostiles que peuvent être les lacs canadiens, surtout en hiver.
Leur père voulait revivre avec eux les sensations de leur passé heureux. Deux jumeaux dans un bateau, leur père dans un autre, partent à l’aventure comme au temps béni de leur enfance. Mais revivre ces souvenirs ravivent aussi des secrets indélébiles.
Si l’épopée lacustre vire au cauchemar, elle reste illuminée par la plume profondément humaine de l’auteur. Il faut beaucoup de talent pour faire passer de si fines émotions sans jamais verser dans l’étalage ou le pathétique. Les fans de Pete Fromm doivent lire Le Lac de nulle part, les autres le découvrir.
1 recueil de nouvelles – Raser les murs – Marc Villard
On ne lit pas assez de nouvelles, et on n’en parle pas assez non plus.
Raser les murs de Marc Villard pourra peut-être vous réconcilier avec le genre.
Des histoires simples, des personnages sans prétention, des tranches de vie, en somme, doucement amenée, à la chute finement ciselée. Un écrin au cœur de la violence sociale pour des personnages souvent estropiés qui ne rêvent que d’espoir.
Lumineux.
1 essai – Pourquoi j’écris – George Orwell
De George Orwell, on connaît 1984 bien sûr ou La Ferme des animaux, mais on oublie souvent qu’il était aussi, et surtout peut-être, un journaliste.
Ses reportages sur la Guerre d’Espagne à laquelle il a participé activement ont marqué les esprits. Dans Pourquoi j’écris, nous retrouvons ici un rassemblement de courts textes politiques dont on pourra retrouver l’écho dans ses romans, mais aussi à travers notre actualité : la guerre, le sort des plus démunis, les journalistes aux ordres du pouvoir.
Une belle entrée en matière pour mesurer son engagement et son attachement sans relâche dans la lutte contre toutes les injustices.
Le plus original : Fata morgana – Chika Unigwe
Fuyant leurs existences sans horizon, elles verront leurs rêves se briser derrière une vitrine du quartier chaud d’Anvers.
À travers le destin de 4 femmes nigérianes, c’est la condition de la femme africaine qui est exposée dans une langue vibrionnante de beauté et d’espérance. Elles n’avaient rien à perdre et pensaient avoir tout à gagner. Certaines d’entre elles fuient la misère ou l’oppression, d’autres n’acceptent pas leur condition toute tracée et une existence loin du « paradis » occidental qui semble leur tendre les bras.
Partir de Lagos, quitter le Nigéria est leur seule motivation. Toutes les quatre sont jeunes et « passionnées pour rêver ». Ama, Efe, Joyce et Sisi ne sont pas amies, mais deviendront sœurs par solidarité et par nécessité. C’est le meurtre de l’une d’entre elles qui les amènera à repenser leur situation inextricable.
Dans Fata morgana, ce sont quatre parcours de femmes africaines que nous fait revivre Chika Unigwe dans une langue foisonnante, mêlant argot et différents dialectes retranscrits dans le texte, donnant une vivacité à son écriture. Sa plume se fait poétique et pleine d’humanité pour conjurer la tragédie qui s’annonce et le désespoir qui les étreint.
Celui qui m’a le plus étonné : Anéantir – Michel Houellebecq
Toujours cynique, souvent caustique, Paul Raison promène sa dépression dans les longs couloirs déshumanisés du Ministère des Finances français. Son mariage est au point mort, et seule sa relation de confiance avec le ministre semble le raccrocher encore à un semblant d’humanité. Alors que des attentats numériques d’une portée internationale menace l’équilibre du monde, le président réélu en 2022 ne peut se représenter après un deuxième mandat. Bruno Juge, le ministre des Finances, semble être le mieux placé pour lui succéder.
Nous sommes en 2027. Bienvenue dans Anéantir, le nouveau roman de Michel Houellebecq. Peut-être son livre le plus accessible, avec un personnage plus humain que jamais. Car derrière la mise en scène du bourgeois occidental désabusé – mais lucide – se cache une profonde réflexion sur la condition humaine. Comment vieillir, mourir et éviter de s’anéantir ?
Le monde est au bord du gouffre, mais face au vide civilisationnel se reflète aussi un néant existentiel. Le vide fascine. Sur quelle île de compassion se réfugier pour éviter de tomber dedans ? La famille, la foi, l’engagement, la spiritualité, et l’amour toujours. L’amour et la passion. Comment résister à l’anéantissement définitif ?
Celui que j’attendais le plus : Connemara – Nicolas Mathieu
Les nouveautés défilent, mais on en attend toujours une plus que les autres. Pour moi, c’était Connemara de Nicolas Mathieu, et on peut dire que je n’ai pas été déçu puisqu’il s’agit d’un nouveau coup de cœur pour cette sorte de radiographie française qui lui tient à la peau et au cœur.
Entre désirs inassouvis et frustrations, le portrait d’un pays au tournant d’une élection symbolisant la victoire de l’idéologie managériale. Vanité des puissants. Vacuité des valeurs. La recherche du bonheur. Une histoire d’amour aussi. Et une chanson entêtante qui rassemble tout le monde : « on dit que la vie est une folie, et que la folie ça se danse ».
L’inclassable ou mon top du top : 2034 – Elliot Ackerman et James Stavidris
SF, anticipation, polar, thriller militaire ou d’espionnage, il y a un peu de tout ça dans 2034. Écrit à quatre mains par un ancien marine, Elliot Ackerman et un ex-amiral, ancien commandant suprême de l’OTAN, James Stavidris, je crois qu’on peut surtout le décrire comme un véritable page-turner tant sa mécanique est efficace.
Géopolitique, espionnage, militaire, un thriller de politique-fiction étonnamment convaincant. Peut-être parce qu’il résonne avec l’actualité, mais pas seulement.
Personnages attachants et rythme endiablé nous tiennent en haleine dans un engrenage irrésistible qui pourrait nous mener à l’apocalypse ou pas…
1 bonus : Plein Sud – Benoît Marchisio
Celui-ci n’est pas encore sorti, et dont je ne peux encore vous dire grand chose si ce n’est que ça se passe au Mexique, en 1866, du temps encore où un empereur français et fantoche était au pouvoir.
Plein sud de Benoît Marchisio est un livre comme on en fait plus. Un vrai roman d’aventures : chasse au trésor, intrigues à rebondissement et exotisme caribéen avec un souffle revigorant de piraterie ! Je vous dirais plus très bientôt.
Rendez-vous le 19 mai.
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