
Aussi novatrices que cultes, les séries des années 90 font partie du panthéon de la télé. La réalisatrice et autrice Charlotte Blum, qui a imaginé une exposition autour de cette décennie créative charnière lors du festival Séries Mania 2025 à Lille, nous explique pourquoi ces fictions sont si importantes.
Quelques notes d’un générique (« I’ll Be There for Youuuu »), des silhouettes, un look… Entre Friends, Urgences, Twin Peaks, Parker Lewis, Le Prince de Bel-Air, The Simpsons, Buffy contre les vampires, Dawson, les séries des années 90 auront profondément révolutionné la pop culture en introduisant de nouveaux formats, des thèmes novateurs et des personnages iconiques. Des oeuvres qui, loin de (mal) vieillir, auront traversé les époques jusqu’à être redécouvertes par les nouvelles générations, qui se les réapproprient.
C’est cet héritage si remarquable qui a passionné l’autrice et réalisatrice Charlotte Blum. Cette sérievore, issue de la génération X et experte du mouvement grunge, a grandi aux côtés de ces figures inoubliables qui ont nourri l’imaginaire des ados et durablement transformé le paysage sériel. Commissaire de l’exposition Forever 90’s qui a réjoui le festival Séries Mania 2025 (dont la Fnac est partenaire) qui s’achève ce 28 mars, elle revient sur ces fictions qui auront façonné la télévision moderne dans une ère sans internet.
Pourquoi avoir choisi de consacrer une exposition à la décennie 90 en particulier ?
Parce que c’est la décennie la plus importante de la télévision, tout simplement. Une décennie qui s’est ouverte avec Twin Peaks en avril 90 et qui s’est terminée avec Les Sopranos : deux oeuvres intemporelles, et qui, à leur façon, ont complètement révolutionné l’art de la série.
Et puis, la décennie 90, c’est aussi celle du passage au numérique et donc de l’accélération de la fabrication. C’est l’époque de la création des chambres d’écriture, les fameuses writers’ rooms. Et c’est aussi une ère d’immense liberté artistique en matière de messages, de langage, de tabous. C’est à ce moment-là que les séries ont compris leur rôle dans les familles, qu’elles pouvaient faire passer des messages, changer les représentations à l’écran. Donc oui, pour moi, c’est vraiment le moment le plus capital de l’Histoire de la télé jusqu’à aujourd’hui.
L’expo Forever 90’s consacrée aux séries des années 90 au festival Séries Mania 2025
En quoi les séries des années 90 ont-elles bouleversé les codes narratifs et visuels au petit écran ?
Narrativement, c’est la grande émergence des séries chorales. On retrouve un narratif croisé : nous ne sommes plus sur un héros, mais sur 15 personnages principaux. Regardez Urgences, Ally McBeal, The West Wing et évidemment Twin Peaks.
Ensuite, en termes de sujets, on s’ouvre enfin côté représentation. On a l’épisode où Ellen DeGeneres fait son coming out, on a un couple lesbien dans Friends, une Willow lesbienne dans Buffy, un personnage en début de transition dans Twin Peaks… Et il y a aussi une plus grande diversité avec notamment Le Prince de Bel-Air qui met en scène une famille noire aisée et pas des « voyous ». On casse les clichés.
Visuellement, c’est à la fin de cette décennie qu’on est passé progressivement au format 16/9, ce qui a mené à une nouvelle réflexion sur le cadrage. Nous ne sommes plus sur un carré avec des gros plans bien chiants. Grâce au 16/9 et à l’arrivée de cinéastes à la télé, comme Lynch, Lars Von Trier, Tarantino, Spielberg, il y a eu beaucoup plus de cinéma à la télé et cela change tout.
Justement, David Lynch a montré avec Twin Peaks que les séries pouvaient être aussi ambitieuses que le cinéma.
Oui. Ce qui est très drôle, c’est que lorsque ABC a accepté de diffuser Twin Peaks, ils étaient en grosse berne d’audience et en mode « on n’a plus rien à perdre, on met n’importe quoi ». Donc lorsque David Lynch leur a proposé son projet, ils ont foncé.
Et ce qui est drôle, c’est que la seconde fois qu’ils ont fait ça dans l’histoire d’ABC, ils ont lancé Lost, une série entièrement inspirée par Twin Peaks.
David Lynch a aussi prouvé que quand un cinéaste venait à la télé, il pouvait arriver avec un projet qui lui ressemblait et ne pas s’adapter forcément aux codes visuels du petit écran. Il a été l’un des seuls à faire ça dans les années 90. Aujourd’hui, dans les années 2000, on reconnaît la patte de Fincher (Mindhunter) ou de Scorsese (Vynil) dans les séries. Mais à l’époque, il valait mieux rentrer dans le moule.
Lynch a aussi créé une sorte de contrat de confiance avec le spectateur, où l’on ne comprend pas tout… mais ce n’est pas grave.
Comment les spectateurs et spectatrices des années 90 vivaient leur passion pour les séries sans Internet, sans streaming, sans réseaux sociaux ?
À l’époque, la série, c’était un vrai rendez-vous, contrairement à aujourd’hui. Même si je trouve qu’on a un peu retrouvé ce sens du collectif avec Game of Thrones.
À l’époque, comme il n’y avait pas de replays, si on loupait un épisode, on ne le voyait plus jamais. On ne pensait pas que ces séries-là allaient traverser le temps, que Friends arriverait sur Netflix 25 ans plus tard. C’était vraiment la génération « maintenant ou jamais », il n’y avait pas d’outils pour revoir les épisodes. Le visionnage était de fait beaucoup plus religieux.
Mais il y avait aussi la façon d’en parler… en vrai. Au collège, au lycée, au boulot, peu importe. Il n’y avait pas de textos, pas de réseaux sociaux à l’époque. Les forums commençaient à peine. On ne savait pas encore bien gérer Internet- en 90, seule 1% de la population avait un ordinateur chez elle, donc autant dire personne. Au final, notre relation à la série avait quelque chose de beaucoup plus organique, plus personnel, plus humain.
Charlotte Blum (au centre) lors de l’inauguration de son expo Forever 90’s à Séries Manias 2025
Comment les sitcoms des 90’s ont-elles participé à faire évoluer les représentations à l’écran ?
Aujourd’hui, quand on regarde Friends, on s’aperçoit qu’il y a eu une vraie tendance grossophobe. Le traitement de Monica quand elle avait pris du poids était honteux. Mais à l’époque, dans la même série, on avait aussi un couple de lesbiennes qui élevait un enfant, et ce n’était même pas un sujet, le père de Chandler faisait du drag…
Il y avait aussi Will and Grace qui mettait en scène un gay et une hétéro en colocation, et un couple homosexuel dans Spin City. Il n’y avait pas un seul épisode où ces personnages se « justifiaient » de leur homosexualité. Ils étaient gays, fin de l’histoire. Et ce n’était pas rien à l’époque.
Ellen DeGeneres, par exemple, a risqué sa carrière. Sa carrière aurait pu s’arrêter du jour au lendemain, et elle l’a fait quand même. C’était un gros risque, surtout pour un coming-out à la télévision. Rickie dans Angela, 15 ans ou Willow dans Buffy étaient les premiers ados gays dans les séries. Et je pense que ça a sauvé la vie de gamins qui se voyaient à l’écran et qui se disaient : « Finalement, je vaux autant que les autres ».
C’est l’époque aussi de l’émergence de personnages féminins forts.
Oui, les femmes avaient toujours été représentées comme des victimes, jamais comme des héroïnes. On vivait des épisodes où l’on affrontait des ennemis et… où l’on mourait. Mais avec des séries comme Charmed et Buffy, ça a été une véritable révolution. Ce qui est fou, c’est qu’encore aujourd’hui, quand on pense à une icône féministe dans les séries, c’est toujours Buffy. Pourtant, on a eu 30 ans de séries depuis, mais c’est Buffy qui reste emblématique !
Je sais qu’à l’époque, le personnage de Dana Scully dans X-Files a contribué à une recrudescence de femmes s’inscrivant dans des écoles et des études scientifiques. C’est vraiment extraordinaire. Ally McBeal, par exemple, montrait une femme capable de mener une grande carrière d’avocate. Et puis il y a eu des femmes puissantes comme Murphy Brown, qui était journaliste responsable d’une équipe et a eu un vrai impact culturel. Un député sous Reagan avait même dit que ce personnage mettait le pays en danger !
La Nounou d’Enfer en est un autre exemple. Certes, elle était l’employée de Monsieur Sheffield, mais c’était elle la véritable patronne de la maison. En plus, avec son look incroyable et sa mère, sa Grand-Mère Yetta… Géniales !
Quelle influence ces séries ont-elles eu sur les tendances vestimentaires et musicales ?
Quand on regarde Sex Education, qui était censée être le top du must de la nouvelle génération de séries ados, ou encore Euphoria, tous les personnages s’habillent comme dans les années 90. C’est de la fripe, des fringues qui ne vont pas ensemble, une vibe grunge… Le personnage de Maeve dans Sex Education, c’est la Courtney Love d’aujourd’hui. Et puis le sac banane à paillettes de Yetta d’Une Nounou d’enfer, tout le monde l’a aujourd’hui.
En termes de musique, on constate depuis quelques années la recrudescence des tubes des années 90 dans les BO. Je pense au tube des 4 Non Blondes, What’s Up, dans Sense8, le retour de hype de Kate Bush avec Stranger Things, Kiss from a Rose de Seal dans YellowJackets. Aujourd’hui, les séries nous ressortent une vieille chanson des années 90 pour marquer le coup. Parce qu’on savait faire des tubes à l’époque ! Elles remettent nos playlists au goût du jour.
Parker Lewis et ses looks cultes
Les plateformes de streaming comme Netflix diffusent aujourd’hui Buffy et Friends. Est-ce un passage de génération à génération ?
Nous sommes la génération qui a vécu le changement du monde, l’arrivée d’internet, le passage à l’euro, le bug de l’an 2000, la fin du Minitel. Je pense qu’il y a une sorte de fierté de notre génération de transmettre cela aux plus jeunes.
La deuxième chose, c’est que certaines de ces séries ne peuvent pas franchement être datées dans le temps. Les mômes d’aujourd’hui ne savent et sentent pas que Buffy ou Friends ont 30 ans. Leurs messages sont tellement universels et ces shows étaient tellement visionnaires à l’époque qu’ils restent encore complètement dans l’air du temps.
Quelles séries des années 90 ont eu, selon toi, l’impact le plus durable sur la pop culture ?
Friends a eu un impact énorme, mais aussi parce que c’était une série qui parlait de pop culture. Les personnages écoutaient de la musique, regardaient la télé, et cela parlait directement à la culture populaire. Il y a aussi Les Simpsons, qui font profondément partie de la pop culture. Leur influence est indéniable, et cela continue encore aujourd’hui.
Buffy, héroïne iconique des années 90
Quel personnage de série des années 90 reste selon toi le plus iconique ?
Buffy, très clairement. Bien sûr, il y a aussi Le Prince de Bel-Air, ce « bad boy » qui réveille sa famille bourgeoise. Mais Buffy reste au-dessus de tout.
Y avait-il un objet ou une archive exposée dans ton expo dont tu étais particulièrement fière ?
Il n’y a pas un objet dont je suis particulièrement fière. Bien sûr, j’y avais glissé mon coffret de VHS de Twin Peaks, mais je me suis rendu compte en parlant de la thématique des 90’s qu’on aimait tellement cette époque qu’on avait toutes et tous gardé des trucs.
Evidemment, on était très contents d’avoir pu avoir le décor de Central Perk de Friends, des petits marqueurs de l’époque comme le livre The Blair Witch Project, le vinyle d’Alanis Morissette… Et je vois plein de gens de mon âge qui me disent : « Mais ce truc, je l’avais ! Pourquoi je l’ai jeté ?! ». Je suis surtout fière de l’impact des objets sur les gens. Cette époque, c’est nous et c’est très émouvant.