
À l’image d’autres genres musicaux “exfiltrés” de leur pays d’origine et remodelés au goût du jour, depuis une quinzaine d’années, la scène rock turque n’en finit pas de faire de nouveaux adeptes. À l’occasion de quelques parutions d’albums printaniers comme Derya Yildrim, Satellites ou encore Baba Zula, retour sur un phénomène qui n’est donc pas qu’une simple mode passagère.
Il y a des signes qui ne trompent pas. C’est un label majeur de Brooklyn qu’on pourrait qualifier d’un peu hype : Big Crown Records, la maison mère de Lee Fields, Bacao Rythm And Steel Band (Anatomie d’une Chute, c‘est eux), El Michels Affair, Lady Wray, publie le troisièmealbum de l’excellent combo franco-turc Derya Yildirim et Grup Simsek.
Un changement de statut qui les poussera peut-être sur la même route qu’un autre groupe à la fulgurante ascension, groupe qu’on a vu enchaîner albums et tournées mondiales depuis 2018 : Altin Gün. Cette formation néerlandaise de rock et folk psyché qui s’inspire de la musique moderne turque des années 1960-1970, fait d’ailleurs salle comble à chacun de leur passage à Paris. Un signe ?
Alors, comment expliquer l’emballement pour ces vibrations si particulières où guitares, chants et rythmiques oscillent entre rock, grooves et musique traditionnelle anatolienne ?
Le film culte d’une génération
Voilà maintenant 20 ans que le rockumentaire Crossing The Bridge faisait sensation. Une formidable plongée cinématographique au coeur d’Instanbul qui faisait l’état des lieux de la dynamique scène musicale stambouliote.
Ville carrefour au riche passé, à cheval entre l’Europe et l’Asie, Istanbul, en ce début de 21e siècle tout juste connecté, était aussi une mégapole qui se construit entre tradition et modernité. L’ère autoritariste d’Erdogan, alors Premier ministre (et ex-maire d’Istanbul) en était à ses prémices. Alors que la Turquie traverse actuellement une grave crise politique (l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, principal opposant à Recep Tayyip Erdogan, a provoqué des manifestations massives dans le pays depuis la mi-mars), on peut aussi penser que cette génération de musiciens, comme celle qui leur succèdera, faisait déjà à leur façon acte de résistance.
La ballade mise en boîte par le réalisateur Fatih Akin (Soul Kitchen, Head On, De l’Autre Coté…) documente l’extraordinaire mosaïque culturelle (et donc musicale) qui, tous les jours, se côtoie sur les deux rives d’Istanbul.
Les cérémonies tournoyantes des derviches, les musiques traditionnelles kurdes, les vibrations tziganes et, plus largement, les musiques classiques héritées de l’empire Ottoman, sont aussi omniprésentes que ce hip-hop fraîchement débarqué, la chanson de variété, le punk et les formes de rock d’inspiration seventies (d’où le coté psyché des groupes actuels) que quelques gloires locales du passé continuent d’entretenir.
Mais malgré le succès du film, de mémoire de (vieux) disquaire, il n’y avait pas grand monde qui se bousculait en rayon pour s’offrir les rééditions CD – aux pochettes plus kitchs les unes que les autres – d’Erkin Koray, Baris Manco, Selda ou le théâtral et pionnier du rock turc, Cem Karaca.
Des musiciens, chanteuses et chanteurs turcs qui, en leur temps (fin des seventies), avaient déjà tenté d’adapter sur leur saz et baglama (le luth du coin) le son du rock occidental de l’époque, effets wah-wah, fuzz et distorsions compris. Au risque de se faire taper sur les doigts par les autorités militaires qui ne voyaient pas ça d’un très bon oeil, à l’image du Brésil et du tropicalisme une décennie avant.
Si quelques petits labels indépendants aventureux (Pharaway Sounds en Espagne, Sublime Frequencies à Seattle, Finders Keepers à Londres) n’avaient pas décidé de les réhabiliter – bien avant l’essor du streaming -, rien ne laissait à penser qu’on assisterait à l’essor actuel de ces musiques hors des frontières de la Turquie.
Sans ces petites maisons de disques « têtes chercheuses » d’hier qui ont su remettre en piste des artistes comme Selda Bagcan et son verbe engagé plus que jamais d’actualité (une sorte de Joan Baez locale), on n’aurait sûrement pas pu faire la connaissance d’Altin Gün ou de Derya Yildrim aujourd’hui.
Vibrations nomades
Il y a un truc amusant dans cette success story improbable du rock turc, qui prouve là encore le formidable pouvoir de la musique comme moyen d’échange et de communication. Si ces groupes ont une appétence sincère et réelle pour les vibrations anatoliennes, une bonne partie de ces néo-rockeurs turcs ne le sont pas toujours justement. Appropriation culturelle diront certains bas de plafond (l’éternel débat)…Et si on y voyait surtout le fascinant pouvoir de la musique sur les hommes ?
Satellites est basé à Tel Aviv, Altin Gün s’est formé aux Pays-bas, Kit Sebastian est un combo franco-americano-turc de Londres, Elektro Hafiz vient de Cologne, et le groupe qui accompagne la chanteuse Derya Yildrim a fait ses classes… dans la Drôme.
Et si les autochtones ne sont pas en reste, ils sont étrangement moins « célèbres ». Lalalar, Gaye Su Akyol et les doyens de Baba Zula restent des groupes actifs sur la scène des musiques alternatives de Turquie. Un écosystème musical riche et fragile, qu’on imagine en grand danger actuellement et qu’on vous invite à découvrir si ce n’est pas déjà fait.
Pour l’occasion, on vous a concocté une délicieuse playlist spéciale Turkish delights !