Alors qu’il vient de sortir son dernier album, « L’impermanence », Alain Chamfort a toujours, à 75 ans, une soif inaltérable pour la création, un regard original sur le monde et une manière singulière de se raconter. Nous l’avons rencontré pour parler du temps qui passe, de son art et… de l’impermanence de la vie…
Qu’aviez-vous envie de raconter dans ce dernier album ?
Nous avions décidé avec Pierre-Do que ce serait le dernier album. Un album, c’est un ensemble de chansons qui doivent être cohérentes, qui doivent laisser une impression de ce que vous êtes devenu, de ce que vous êtes, de vos intérêts, de vos regards sur les choses. Quand on fabrique 10 ou 12 chansons, c’est un travail conséquent. Et puis, on réalise aussi que maintenant l’avenir, c’est le streaming. Cette manière d’aller au-devant des choses et attendre ce que l’algorithme va vous proposer, c’est une sorte de fainéantise dû au manque de temps, à la précipitation de tout aujourd’hui. Les générations qui nous suivent sont moins enclines à se poser devant un album et à passer 50 minutes à l’écouter. Fort de cette observation et de cette fatigue de créer des albums dont on a l’impression qu’ils ne sont pas forcément écoutés, nous nous sommes dit : « faisons le dernier ! ». Et puisqu’on se disait que c’était le dernier, il fallait clore les thématiques qui nous concernaient depuis quelque temps. C’est un album bilan qui pose un regard un peu apaisé sur ce qui se passe et sur l’homme que je suis devenu. En même temps, ce n’est pas du tout un album qui crée une fin définitive. Il reste ouvert et propose une lumière sur les choses envisageables encore. En tout cas, c’est un espoir. Par exemple, pour la chanson L’apocalypse heureuse, on a utilisé des oxymores pour éviter de considérer que la fin est tragique, terrible. Elle peut être aussi certainement apaisée et souhaitée, j’imagine. Quoi qu’il en soit, c’est un album qui me représente et au regard de sa place – le dernier – il exprime des chapitres qui sont en train de se refermer mais avec toujours un regard positif sur l’avenir.
Quelles couleurs musicales aviez-vous envie de lui donner ?
La couleur musicale est de plus en plus importante. C’est un élément qui installe l’album dans son époque. Moi, j’ai toujours été sensible à cela et je vais au-devant de gens qui sont dans leur époque, qui créent du son. On ne parle plus forcément d’arrangements, de production ; on parle de sons. J’ai fait plusieurs essais avec différents musiciens qui me semblaient correspondre à ce que j’attendais. Cela n’a pas toujours été concluant car, finalement, contrairement aux attentes, ce n’était pas des gens qui savaient aller vers l’autre. Ils restaient dans leurs propres univers. Moi, j’avais envie qu’ils fassent un pas vers moi. Il y a eu pas mal de temps perdu à essayer ces différentes collaborations. Et puis un jour, j’ai rencontré Benjamin Lebeau, et j’ai pensé qu’avec lui ça allait aller. Il y avait beaucoup d’énergie de son côté, il était totalement séduit par le projet mais il a traversé une période personnelle un peu difficile, qui ne lui a pas laissé assez de disponibilités pour se concentrer sur notre travail. On a néanmoins gardé les deux premiers essais :L’apocalypse heureuse et Dans mes yeux. Le relais a été pris par Johan Dalgaard, avec qui j’avais travaillé sur mon précédent album, Le désordre des choses, qui est un excellent musicien, un homme extrêmement à l’écoute, un homme à l’énergie scandinave c’est-à-dire un homme lumineux et très carré sur qui on peut compter. On a essayé de travailler un peu comme Benjamin Lebeau l’aurait fait, en salissant un peu les sons, en les rendant un peu plus rugueux et agressifs. Il est important d’accorder une place à l’environnement dans lequel on est, un environnement tendu avec pas mal d’agressivité. Je voulais que cela transparaisse dans le son des chansons. Bien sûr, cela se ressent moins sur des titres comme La grâce ou Par inadvertance. Il était important que l’album se situe dans son espace sonore actuel, que l’on entende un album de 2024 et non de 1980.
Pouvez-vous nous parler de votre auteur, Pierre-Dominique Burgaud ?
Pierre-Dominique est un ami de longue date maintenant. On s’est connus lorsqu’il était directeur artistique dans une agence de pub. Il a fait quelques propositions amusantes. Il avait plein d’idées. Ma première collaboration avec Pierre-Do a eu lieu lorsqu’on a mis en place de petits sketches pour accompagner la sortie d’un album. Puis, sa deuxième intervention a eu lieu pour le clip vidéo Les beaux yeux de Laure. On avait un ami commun, Jean-François Dol, qui avait envie de réagir à ma rupture brutale de contrat avec ma maison de disques de l’époque. Il trouvait cela injuste et voulait me donner un coup de main et produire un clip. Il a demandé à Pierre-Do de réfléchir sur quelques idées, notamment cette copie du clip de Dylan avec les panneaux qui suivaient le texte de la chanson ou affichaient, de temps en temps, des phrases évoquant ma situation. Vous connaissez sûrement ce clip car il a fait son chemin, suscitant des réactions fortes, à l’instar d’un pamphlet politique. Jusqu’aux Victoires de la musique qui lui ont décerné le prix du meilleur clip de l’année !
Ce clip a eu pour effet de voir les gens poser un regard différent sur moi. On m’arrêtait dans la rue, on me disait que c’était honteux d’être traité comme ça par la maison de disques. Cela a été une manière de prendre la parole de manière artistique mais aussi politique.
Dans notre précédente entrevue, nous avions déjà abordé le temps qui passe, la vieillesse qui s’invite. Ces thèmes vous obsèdent-ils ?
Ces thèmes ne m’obsèdent pas. Ils me questionnent parce que j’arrive à un âge où je trouve logique de commencer à évoquer ces choses-là et à essayer de comprendre comment, tout à coup, on a l’impression d’appartenir à quelque chose d’autre, d’ouvrir une nouvelle porte, de devoir s’adapter physiquement à ce qui se passe, de découvrir que l’on n’est plus aussi gaillard et aussi dynamique qu’avant, qu’on commence à avoir des signes de fatigue, des limites dans nos efforts. Comme on avait décidé que c’était le dernier album, j’ai trouvé que c’était l’occasion de traiter ce thème lié au temps, au bilan, à l’impermanence aussi. S’il porte ce titre, ce n’est pas par hasard. Cette impermanence se situe à tous les niveaux : chez nous, dans le monde, dans l’univers, dans la matière, dans tout ce qui nous entoure et qui ne cesse d’avancer, de muter, se transformer, d’être en mouvement.
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Qu’est-ce que la société actuelle vous inspire ?
Beaucoup de questions, d’inquiétude, de peur. Nous sommes tous témoins de cette vie un peu étrange, avec ce monde en train de changer très rapidement, et ce que cela induit : les problèmes écologiques, les tensions multiples un peu partout, l’incapacité de se placer, de savoir comment réagir, comment faire, qui écouter. Les échanges sur les réseaux par exemple amènent au détournement des valeurs, à une espèce d’humour où il n’y a pas de proposition, juste de la destruction. Il y a des gens qui prennent la parole pour proposer de nouvelles utopies. On est donc un peu perdus mais on essaye de créer quelque chose de joli pour mettre un peu douceur dans ce monde de brutes.
Nietzsche disait qu’une vie sans musique serait une erreur. Qu’en pensez-vous ?
Si Nietsche a dit cela, c’est qu’il devait sûrement apprécier la musique. C’est qu’elle avait par ses vibrations quelque chose qui pouvait apporter un peu de douceur, de consolation, d’apaisement, d’harmonie, des émotions surtout. Ceux qui n’ont pas la capacité de l’apprécier manquent de quelque chose, je pense. Ils manquent sans doute d’une aide, d’une capacité à se nourrir de ça, à s’élever, à se sentir apaiser. En ce qui me concerne, une vie sans musique serait une vie très triste.
Qu’est-ce que vous aimeriez que l’on retienne de cet album ?
Que c’est le dernier et que ce ne sera pas une fausse promesse. Que c’est un album fait avec honnêteté, avec l’envie d’être au niveau, pour clore tous les autres. Qu’on a le sentiment d’un travail que l’on a fait au mieux, comme de bons artisans. On clôt le chapitre « albums » avec une certaine exigence, mais en gardant la capacité de se transmettre. Ce n’est pas un album de fin, sombre, lourd et pesant. C’est un album avec beaucoup de lumière. Nous, il nous plaît et c’est le but premier que l’on s’était fixé. On n’avait pas envie de finir sur un album dont on ne serait pas satisfaits.
Quel serait le plus beau compliment que l’on puisse vous faire ?
Ecouter plus mon travail et voir qu’il y a une honnêteté entre l’artiste qui chante et ce qu’il raconte, au niveau de ce que l’on a pu attendre de lui. Me voir comme un artisan qui fait les choses avec envie, droiture, respect. Voilà, si c’est que l’on garde de moi, ce sera suffisant pour me rendre fier. Et non pas que l’on se cache derrière les mots. Par exemple, l’élégant… « L’élégant Alain Chamfort »… J’aime beaucoup mais je trouve cela réducteur, facile. Je préfère que l’on me définisse autrement.
Un coup de cœur artistique récemment ?
Voyou. J’aime bien ses chansons, cette liberté qu’il a, cette inspiration qui semble non feinte, honnête. Et puis je l’ai rencontré et j’ai eu envie de faire un duo avec lui. Dans le cadre de Taratata, on a chanté Né quelque part de Maxime Le Forestier. J’ai découvert un être très gentil, très doux, très agréable, très naturel, un être bien dans ses bottes. C’est un musicien confirmé jouant de pas mal d’instruments différents, sachant faire des arrangements. Il propose un petit univers assez riche et étonnant. Je l’aime beaucoup et j’incite les gens à s’intéresser à lui.
Un petit mot à dire à nos lecteurs et lectrices ?
Même s’ils n’ont jamais eu l’occasion de s’intéresser à moi pour diverses raisons, je les invite à essayer de tester l’écoute de mes chansons avec suffisamment d’attention. Je sais que certaines personnes me considèrent comme l’élégant qu’ils n’ont pas forcément envie d’écouter mais j’aimerais leur dire puisque vous m’en donnez l’occasion : cela m’honorerait que vous preniez le temps d’écouter cet album. Je ne pense pas vous décevoir. Ce n’est pas à moi de faire le service après-vente mais c’est ce message que j’ai envie de leur transmettre. J’espère qu’après ils auront envie d’aller écouter mes autres albums, de remonter le temps, de s’intéresser à quelqu’un qui jusqu’à présent les a peut-être laissés indifférents pour milles raisons. Qu’ils n’hésitent pas, pour une fois, à essayer de s’intéresser à lui.