C’est une blessure profondément ancrée, un fragment coupant et acéré. Anna pensait l’avoir suffisamment enfoui pour s’en guérir, mais loin d’être cicatrisée, sa plaie reste ouverte à vif, à perpétuité, Un Tesson d’éternité. Valérie Tong Cuong revisite en un roman fascinant, les traumas de l’enfance, le transfert de classe et la honte de ses origines, mais aussi l’amour fou d’une mère pour son fils et le refus de l’injustice. Jusqu’à la révolte ?
Ça y est, on y est ! Ce moment tant attendu par vous lecteurs, et nous libraires, est arrivé. La rentrée littéraire et ses centaines de nouveautés qui déferlent sur nos tables (pas moins de 521 pour ce millésime 2021). Difficile de s’y retrouver… C’est là où le cœur de mon métier, celui de vous conseiller, prend tout son sens, pour tenter de vous guider à travers la profusion des tentations.
La table coups de cœur prend forme dans mon magasin de la Fnac Parly 2, et le premier d’entre eux que je souhaite vous présenter est celui d’une auteure que certaines et certains d’entre vous connaissent peut-être déjà très bien puisqu’il s’agit de son treizième roman. Valérie Tong Cuong, dont je vous avoue qu’il s’agissait de ma première expérience de lecture, et sûrement pas la dernière, car j’ai vraiment beaucoup aimé Un Tesson d’éternité.
Mon coup de cœur de libraire :
Un Tesson d’éternité de Valérie Tong Cuong aux éditions Jean-Claude Lattès.
De sa villa tapie dans les hauteurs boisées de pinèdes, Anna a tout le loisir de contempler sa réussite sociale éclatante sous le soleil d’un charmant village du Sud de la France. Cela fait déjà quelques années qu’elle en est la pharmacienne. Mariée à Hugues Gauthier, un parvenu naviguant dans toutes les sphères des pouvoirs régionaux, économique, politique ou médiatique. Même si sa belle-famille a financé une partie de la pharmacie et payé la maison, Anna a tous les atouts et les atours pour être une femme comme il faut, à l’allure et à la réputation respectables dans le petit cénacle des potentats locaux.
Un premier événement va venir entacher le tableau de cette dame du beau monde. La première fissure. Il y a trois ans, son employée Coline, à laquelle elle confie beaucoup de responsabilités sans vergogne ni rétribution, se fait agresser dans son échoppe. Au-delà du choc légitime dû à la violence de l’altercation, c’est un sentiment larvé qui sous-tend la réaction de la cheffe d’entreprise. L’agresseuse présente tous les signes de la précarité. Réfutant l’idée qu’elle puisse associer stupidement délinquance et pauvreté – Anna Gauthier tient à sa grandeur d’âme – elle n’en parlera à personne, mais aussi et surtout parce que cette femme fait remonter en elle les réminiscences d’un passé qu’elle croyait avoir oublié, celui d’une femme qui s’appelait alors Anna Lacourt avant de se marier. Un événement banal apparemment, qui n’aurait simplement dû qu’alimenter la morgue des Gauthier devant cette violence qui leur est étrangère, mais qui ne cessera pourtant de la hanter, sûrement parce qu’il remet en cause son propre jugement, mais peut-être aussi parce qu’il enverra la coupable en prison…
« L’homme a-t-il par, son action, le pouvoir de changer sa destinée ? »
C’est en 2019 que la fêlure continuera de se propager. Un événement concernant directement leur fils Léo, l’année de son bac, soumis à un mandat de dépôt après avoir blessé un CRS lors d’une manifestation de Gilets Jaunes, alors qu’il ne cherchait qu’à protéger Noémie, son premier amour qu’il croit voir agressée à travers les vapeurs des fumigènes. Le bon sens, et au pire les relations de Hugues, devraient suffire à le sortir de cette panade, mais il n’en est rien. Le sac à dos contenait des pierres, et implique donc une possible intention, et la situation est explosive dans le pays. Il faut faire un exemple. Un mouvement de militants se met alors en place pour soutenir ce jeune fils de notables victime d’injustice, ne recueillant que la morgue des parents vis-à-vis de cette foule d’indigents qui ne respectent même pas la justice de leur pays.
Mais parfois, respecter l’ordre ne suffit pas. Anna le sait très bien, jusqu’au plus profond de sa chair. Elle, la petite Lacourt, fille de modestes épiciers ayant toujours du mal à joindre les deux bouts. Anna Lacourt, victime pendant des années de harcèlement scolaire et de violences sexuelles, sait que la légalité ne répare pas toutes les injustices.
Anna Lacourt est ainsi devenue Gauthier préférant oublier son passé et faire de sa vie une scène pour représenter sa réussite et son élévation sociale, et enfouir toutes les calomnies sous le tapis en usant de « la puissance des rôles et des masques ». Là, c’est son instinct de mère qui est en jeu, mais aussi les déterminismes de sa classe sociale qu’elle a méprisés pensant être plus forte et plus méritante, alors qu’elle n’a peut-être eu qu’un peu plus de chances que d’autres.
« La vie ne prête qu’aux riches et pour les autres, c’est Sisyphe ? »
Un roman émouvant sur l’identité et la reproduction sociale d’une femme qui va se retrouver seule face à son destin, envers et contre un passé qu’elle ne peut plus fuir. Percutant et très actuel !
—
Parution le 18 août 2021 – 270 pages
Retrouvez tous les épisodes du Journal d’un libraire : #journal d’un libraire
*Sébastien est libraire à la Fnac de Parly 2 rayon fiction, spécialisé en littérature française. Il participe depuis plusieurs années au prix du Roman Fnac et écrit des chroniques sur son blog Fnac.com