Est-on vraiment reconnaissant ? Entre les convenances et les automatismes, quelle est la valeur du mot merci ? Delphine de Vigan examine dans Les Gratitudes nos échanges entre obligeance et bienveillance pour mieux sonder notre besoin de reconnaissance et examiner nos consciences.
Une exploration de nos lois intimes
Après Les Loyautés en 2018, qui auscultait ces « fidélités silencieuses » qui nous lient aux autres et à nous-mêmes, le sentiment étrange et pluriel qu’est la loyauté, Delphine de Vigan inspecte à nouveau nos fragilités intimes à travers notre sociabilité dans Les Gratitudes.
Le premier roman évoquait le thème de l’alcool et de l’adolescence, le second la vieillesse et la fin de vie. Delphine de Vigan interroge le temps qui passe et ces dettes honnêtes que nous avons pu contracter sans jamais réussir à nous en affranchir. Alors qu’il aurait suffit de parler. Dire les choses pour remercier et apaiser nos culpabilités clandestines. Se libérer de nos responsabilités – avant qu’il ne soit trop tard – et ressentir ce souffle de grâce, ces gratitudes partagées.
Un ancrage historique et social
Michka ne peut plus vivre seule. De son vrai nom Michèle Seld, elle entre dans un âge de dépendance et doit intégrer un EHPAD. La recherche et l’inscription dans un établissement adapté suscite des pages tour à tour pleines de dénonciation, quant au décalage entre la prise en charge des personnes âgées et notre société obsédée par la rentabilité, ou d’hommage pour la dévotion du personnel soignant. On ressort tourmenté par cette question fatale : notre économie est-elle compatible avec le temps de vivre ?
Souffrante d’aphasie, Michka recherche les mots tout le temps, mais les retrouve rarement. C’est une femme lettrée, ancienne correctrice, qui connaît le poids et la valeur du langage. Elle sait qu’elle ne pourra bientôt plus parler. Mais avant que le silence ne recouvre sa parole et n’éteigne « les instants partagés », il lui reste encore une chose à dire. Car son passé ressurgit : petite fille juive pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle n’a jamais pu remercier ceux qui l’ont sauvée. La dame âgée qu’elle est devenue pourra-t-elle partir en paix ?
Une écriture délicate
Michka perd tout, de plus en plus de choses, mais cette fois-ci, c’est « quelque chose d’important ». Elle perd les mots et les mots la perdent : « lointains, ensevelis, mélangés », « rares » sont ceux qui lui reviennent, et alors souvent déformés. Ce qui ne manque pas de créer des situations d’un comique tendre et léger, car si son discours est dénaturé, sa sincérité n’en est que plus vraie.
C’est « chancelante » qu’elle intégrera la maison de retraite, le domaine « des petits pas, des petits sommes, des petits goûters, des petites sorties, des petites visites. Une vie amoindrie, rétrécie, mais parfaitement réglée ».
Delphine de Vigan connaît les mots, les mots pour traduire cette « voix qui tâtonne, qui grelotte, qui hésite », les mots pour dire « la honte, les secrets, les regrets », les mots pour séduire « l’absence et les souvenirs disparus », les mots pour sortir du silence. Ce sont les mots de la reconnaissance, les mots de la gratitude.
Un dernier merci avant de partir
Si « vieillir, c’est apprendre à perdre », vous ne perdrez rien en lisant ce très beau roman. Après Rien ne s’oppose à la nuit, prix du roman Fnac 2011, D’après une histoire vraie, prix Renaudot et Goncourt des lycéens 2015, Les Gratitudes ne pourront que vous charmer par leur intense vérité et leur subtile fragilité.
Mais vieillir, c’est aussi apprendre à vivre. Michka pourra-t-elle s’échapper de ces « étendues vides, arides, ces chemins dévastés » que sont devenues ses phrases, afin de pouvoir prononcer ou écrire encore un seul mot : un dernier merci avant de mourir. C’est sur un quatrain de François Cheng (Enfin le royaume) que débute ce très beau roman, et que nous terminerons cette chronique :
Les meurtris ; nous leur devons mémoire et vie. Car vivre,
C’est savoir que tout instant de vie est rayon d’or
Sur une mer de ténèbres, c’est savoir dire merci. »
Car de son écriture habile et sensible, Delphine de Vigan connaît elle aussi les mots pour le dire.
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Paru le 6 mars 2019 – 192 pages