Décryptage

La littérature russe, une affaire de drama queen ?

16 février 2018
Par Anna
La littérature russe, une affaire de drama queen ?

On est parfois tenté de résumer la littérature russe par un grand cliché : du drame, encore du drame. Dostoïevski, Tolstoï, Boulgakov et les autres seraient pesants et larmoyants, en plus d’être difficiles d’accès ? Pas si vite ! Non seulement les chefs-d’œuvre de la littérature russe peuvent se révéler de véritables page-turners, mais ils trouvent de nombreux échos dans la culture populaire, depuis les Stones jusqu’à l’inspecteur Columbo.

« Je ne veux pas travailler… »

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Oblomov d’Ivan Gontcharov

On croirait le jeune Oblomov bercé à la chanson de Pink Martini. Il ne veut pas travailler, et de toute façon, il n’en a pas besoin. Ce rentier, issu de la bourgeoisie de Saint-Pétersbourg, vit retiré dans son appartement, à l’aise dans sa robe de chambre et le creux de son canapé douillet. Il pourrait se poser en père spirituel de toute une descendance de héros atteints de flémingite aiguë. On pense au héros de la fainéantise au bureau, Gaston Lagaffe (qui ajoute à cette qualité celle d’être un gaffeur hors-pair), ou au plus grand flemmard de tout Los Angeles, « Le Duc » du film des frères Coen, The Big Lebowski.

Mais revenons-en à notre Russie du XIXe siècle. Au fil du récit, la paresse d’Oblomov apparait sous un jour nouveau. « Je te demande aussi en quoi je suis plus coupable qu’eux, si je reste couché ? » s’interroge le héros face à l’effervescence de ses contemporains. Car Oblomov profite de son temps à ne rien faire pour réfléchir. Finalement, s’il ne voit pas la lumière du jour, c’est par refus de l’ennui mondain, par renoncement à la folie des hommes. Alors, paresse ou lucidité ? Le pyjama en deviendrait presque une tenue recommandable.

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Aux sources du rock’n’roll

Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov

Quel est le rapport entre ce roman culte de la littérature russe et un stade de France à guichets fermés ? Les Rolling stones, évidemment. Le roman de Boulgakov est en effet la clé de la chanson Sympathy for the Devil enregistrée par les Stones en 68. Dans celle-ci, le diable apparaît sous les traits d’un dandy, revenu des enfers pour contempler la violence des hommes… Tout comme le Satan de Boulgakov, qui se fait appeler « professeur » et donne des bals endiablés auxquels est conviée la fameuse Marguerite du titre. Celle-ci a pactisé avec le diable pour retrouver l’homme qu’elle aime, « le Maître », un poète maudit interné dans un hôpital psychiatrique.

Si ce récit aux accents fantastiques a pu influencer les jeunes rockeurs britanniques, c’est probablement – hormis le fait qu’une présence satanique est toujours de bon aloi dans une chanson – parce qu’il peut se lire comme une ode à la liberté de penser. Écrit dans le contexte de la dictature stalinienne, il permit à son auteur de critiquer, sous couvert de fiction, le régime par lequel il était lui-même persécuté. Alors on dit bravo au Maître et on veut bien prêter allégeance à Satan le temps d’un gros roman.

Le loup de Saint Pétersbourg

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La Dame de Pique d’Alexandre Pouchkine

Loup, requin, rapace… Les comparaisons animalières ne manquent pas pour désigner les ambitieux et les avides, à l’instar du personnage interprété par Leonardo di Caprio dans Le loup de Wall Street. Sauf qu’en fait de loup, nous avons à faire chez Pouchkine à un jeune officier dont la cupidité ne lui permettra pas même de s’offrir un banquet. Mieux, il paiera ses vices au prix fort.

Cet homme a donc entendu parler d’une vieille dame qui connaîtrait une combine pour gagner à coup sûr aux jeux de cartes. Voyant là une façon de gagner de l’argent facilement, l’officier cherche à lui extorquer son secret, mais, par mégarde, il la tue. Comme par un juste retour des choses, la combinaison gagnante va précipiter le jeune homme dans la passion du jeu et le conduire sur le chemin de la folie. On retient son souffle tout au long de cette courte nouvelle qui nous encourage à réfléchir sur la teneur de nos ambitions.

À noter : Vous pouvez aussi aborder ce livre dans sa version illustrée, aux éditions Sarbacane.

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Précurseur du « binge-reading »

 

La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï

Le « binge-reading », qu’on pourrait traduire par « lecture à l’excès » est dérivé du terme « binge-watching », qui désigne le visionnage à la suite de plusieurs épisodes d’une même série. Alors, La Guerre et la Paix, précurseur de nos séries d’aujourd’hui ? Cela paraît évident lorsqu’on observe que Tolstoï y a glissé tous les ingrédients pour rendre ses lecteurs complètement accros à son chef-d’œuvre.

Le premier contact avec le livre (i.e. son poids) peut faire peur et encourager certains jeux de mots douteux (Guerre et Paix ou Guerre épais ?…). En même temps, Tolstoï a choisi un sujet ambitieux qui ne se laisse pas traiter en un tour de main : La Guerre et la Paix est une vaste fresque historique et familiale qui se déroule dans la Russie du XIXe siècle, en conflit avec la France de Napoléon. Pas de quoi baisser les bras pour autant, au contraire : le roman est découpé en chapitres très courts, ce qui en rend la lecture très facile. Surtout, le récit est extrêmement vivant, et cela tient au soin tout particulier apporté par l’auteur au développement de ses personnages. Il y en a beaucoup, et il faudra savoir s’y retrouver, mais chacun d’eux a une personnalité fouillée, et c’est ce qui rend l’histoire si addictive.

C’est aussi ce qui la prédestinait à être adaptée en série : La BBC s’y est attelé, avec une production en six épisodes aux allures de blockbuster qui s’appuie sur quelques grosses pointures (Paul Dano, Lilly James). On vous recommande tout de même la lecture du livre avant de vous lancer dans le jeu des sept différences.

Columbo chez les Misérables

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Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski

Le personnage bien connu de l’inspecteur Columbo est né aux États-Unis… mais il a des origines russes, de l’aveu même de ses créateurs. C’est en effet le juge Porphyre, l’un des personnages principaux de Crime et Châtiment, qui a inspiré le héros télévisé en imper beige. Il faut dire que le livre de Dostoïevski est un genre de roman policier qui étonne par sa modernité. Comme dans les enquêtes de Columbo donc, le coupable du crime dont il est question ici est connu dès le début de l’histoire. Il s’agit de Raskolnikov, un ancien étudiant en droit qui se pense au-dessus du commun des mortels et considère que le meurtre d’une vieille usurière, qu’il a préparé de sang-froid, n’est qu’un acte de justice envers les pauvres.

Tout l’enjeu pour le juge Porphyre ne sera donc pas tant de trouver des preuves sur le crime mais d’obtenir la confession de Raskolnikov, et de lui faire accepter le poids de sa responsabilité. Pour cela, l’inspecteur est décidé à pousser le meurtrier dans ses derniers retranchements, ce qui apporte au livre une tension digne des meilleurs thrillers psychologiques. Une différence majeure cependant entre l’œuvre de Dostoïevski et les histoires de Columbo : si les assassins de Columbo sont plutôt issus de classes aisées, Crime et Châtiment nous offre une plongée réaliste dans les quartiers pauvres de Saint-Pétersbourg, rongés par la violence et l’alcoolisme.

Pour aller + loin :

Quels sont les meilleurs romans ou récits russes à lire ? Voici quelques conseils de classiques pour compléter votre bibliothèque idéale, mais aussi des œuvres d’auteurs contemporains à découvrir !

XIXe siècle :

Un héros de notre temps, Mikhaïl Lermontov (Flammarion) 

Premier amour, Ivan Tourgueniev (Lgf) 

XXe siècle :

Nous, Evguéni Zamiatine (Actes Sud) 

Révoltée, Evguénia Iaroslavskaïa-Markon (Points) 

Une journée d’Ivan Denissovitch, Alexandre Soljénitsyne (Robert Laffont) 

Vie et destin, Vassili Grossman (Lgf) 

Les cercueils de zinc, Svetlana Alexievitch (Actes Sud) 

Récits de l’exil, Nina Berberova (Actes Sud) 

Le Pingouin, Andreï Kourkov (Liana Levi) 

XXIe siècle :

Rachel, Andrei Guelassimov (Actes Sud) 

Des chaussures pleines de vodka chaude, Zakhar Prilepine (Actes Sud) 

L’archipel d’une autre vie, Andreï Makine (Points) 

La maison dans laquelle, Mariam Petrosyan (Monsieur Toussaint Louverture) 

L’organisation, Maria Galina (10/18) 

Voleur, espion, assassin, Iouri Bouida (Gallimard) 

L’échelle de jacob, Ludmila Oulitskaia (Gallimard) 

Article rédigé par
Anna
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