Entretien

Entretien avec Olivier Adam : « Qu’est-ce qu’on fait de nos fantômes ? »

01 février 2018
Par Pauline

Chantre de l’écriture de l’absence, Olivier Adam revient en librairie avec Chanson de la ville silencieuse, un roman sur la littérature et la musique, hanté par la figure de Nino Ferrer. Rencontre avec l’écrivain, où l’on interroge son attrait pour le sujet hautement littéraire et contemporain de la disparition, où l’on part en sa compagnie sur les traces des fantômes du passé.

Chanson de la ville silencieuse se tisse autour de références très musicales et brosse le portrait d’Antoine Shaeffer, chanteur dandy culte qui choisit comme porte de sortie la disparition pure et simple. Sa fille part à sa recherche, se lance sur les traces vaporeuses de ce père qui lui a toujours échappé. Dans ce roman, Olivier Adam interroge les notions d’héritage et de déterminisme : comment se construire dans l’ombre de parents hors-normes ? Comment faire son deuil sans corps ni sépulture ? Comment vivre avec ses fantômes ?

INTERVIEW

La disparition, l’absence, le manque… Tous ces thèmes forment le cœur de votre œuvre littéraire. Pourquoi, dans vos romans, cette disparition inaugurale ou cette disparition en menace ?

Olivier Adam : « Parce que je pense que l’une des grandes affaires de la littérature, en tout cas de la mienne, c’est la disparition de ceux qui nous sont chers : comment font ceux qui restent, qu’est-ce qu’on fait de nos fantômes… J’ai vraiment l’impression que c’est un motif qu’on n’a jamais fini de creuser, que la littérature est là pour aborder des thèmes comme ça, qui nous rongent et qui sont socialement étouffés. C’est difficile de parler du deuil, du manque, de la peur, de la mort des nôtres, dans une société qui glorifie le présent, la joie… Il n’y a pas beaucoup d’espace pour ça. La littérature est un endroit où, à mon avis, on peut se retrouver face à soi-même, comme aux heures profondes de la nuit, où on pense vraiment à l’essentiel. J’essaie de me focaliser sur ce qui me semble essentiel. »

Justement, la disparition peut-elle être considérée comme un acte de rébellion contre cette société qui étouffe ?

« Je ne sais pas. Je pense que c’est souvent une disposition intérieure plus subie que pensée. Dans le cas d’Antoine Schaeffer, sa disparition est sans doute liée à un phénomène d’usure face à son métier. C’est quelqu’un qui a un rapport difficile au succès, aux médias, à l’industrie du disque, et qui s’engage peu à peu dans un mode de retrait radical. Il dit adieu au monde. Il quitte la table, comme dirait Leonard Cohen dans son dernier album.

En ce qui concerne la fille, la narratrice, c’est plus une disposition subie. Elle a toujours été un peu laissée de côté, dans un premier temps par ceux qui auraient dû s’occuper d’elle. Sa mère est défaillante, ce qui conduit son père à la récupérer à huit ans, mais lui ne s’en occupe pas. Il la laisse aux gardiens, littéralement. Il n’est jamais là, même dans sa présence. Ça m’a toujours fascinée, et c’est un thème très modianesque, ces chiens perdus sans collier. Comment on se construit quand on a été donné pour quantité négligeable, ou en tout cas que l’on vit dans l’ombre de ses parents ?

La narratrice est la « fille de son père » : tout au long du livre, elle se livre un peu à un droit d’inventaire de ce qu’elle a hérité de lui, de ce qu’elle prend, de ce qu’elle laisse, tout en essayant de comprendre quelle place elle tenait à ses côtés. Cette volonté de retrait, de discrétion, de tempérance et de pudeur, je pense que c’est une réaction au fait qu’elle a vu son père se brûler dans l’oscillation permanente entre les grands trous noirs et la grande exaltation du public et des médias. Elle l’a vu se consumer avec ça, et elle en garde une méfiance.

Il y avait un point de départ formel pour Chanson de la ville silencieuse, qui était celui de la délicatesse, de la réserve, d’une forme de pudeur. Il me fallait un porte-voix. D’emblée, le personnage de la fille était comme ça, créé sur cette étoffe très commune. Mine de rien, [il y a beaucoup de] gens qui sont – pour reprendre la chanson de Delerm – « pas du genre à danser sur la table », qui sont ceux qu’on oublie dans la file d’attente, ceux qu’on oublie de servir au restaurant, ceux qu’on bouscule dans le métro, ceux qui ont peur de prendre la parole en public et qui se sont noyés au milieu de la foule. C’est « l’ultramoderne solitude » de Souchon. C’est quelque chose qui me semble très collectif, pas du tout particulier à cette fille-là. J’ai toujours l’impression de rectifier des choses dans mes livres : dans le roman en général, on a beaucoup de gens très forts en gueule, très forts en caractère, qui parlent, qui s’expriment, mais, justement, en général, les gens sont un peu empêchés, un peu timides. Je voulais rendre hommage à ça. »

Chanson-de-la-ville-silencieuse

Le premier mouvement de disparition d’Antoine, qui se retire dans sa maison de campagne avant de disparaître complètement, est-il selon vous la conséquence de la célébrité ou est-il finalement nécessaire à l’acte de création ?

« Je crois que c’est une autodéfense qu’il a. Il se rend compte que la vie parisienne, la vie qu’on lui impose et qu’il s’impose à lui-même, la vie de star, avec les excès, est en train de le consumer, presqu’en terme de santé et de santé mentale, et de le consumer en terme de création. Il lui est nécessaire de trouver sa chambre à lui, de trouver son espace de retrait, pour laisser advenir la musique et les mots. Chez lui, c’est aussi un rapport très ambivalent à la position dans laquelle il est : c’est quelqu’un qui se donne à fond sur scène, mais qui n’aime pas se montrer, il est une espèce de mascotte des médias, chez Ardisson, Nulle part ailleurs, parce qu’il a toujours la petite pique sardonique, mais il déteste se retrouver dans la lumière. Il voudrait aussi renouer avec un rapport totalement pur avec la musique et il est hanté par l’idée que les chansons seraient corrompues d’une certaine manière dès lors qu’elles vont vers le succès ou vers la médiatisation. Et donc, il choisit… C’est aussi un acte de rupture avec le milieu, avec le milieu artistique, avec le showbiz, avec les maisons de disques, dont il pense qu’ils sont devenus juste des marchands de musique.

Ça, ça m’a été inspiré par un certain nombre de gens du passé et d’aujourd’hui, notamment Nino Ferrer, à l’origine du livre. Assez vite après tous les gros succès, Nino Ferrer s’était barré dans le Sud-Ouest. Il avait une grande maison. Il y avait installé son studio. Il ne voulait plus aller nulle part. Il a tenté de ne plus faire aucune promotion. Il y a des interviews absolument incroyables où il dézingue tout le milieu du disque, les médias, et où il a un rapport fou à ses propres chansons. Par exemple, il explique à une journaliste que le succès du Sud a paré cette chanson d’une aura de médiocrité… 

J’ai pensé aussi à des chanteurs qui ont refusé de monter sur scène, d’être photographié, d’apparaître vraiment… J’ai pensé à Kurt Cobain, qui s’est fait lui aussi exploser la cervelle parce qu’il détestait ce qu’il était devenu en tant que produit. J’ai aussi pensé à des gens comme Murat qui menace toutes les 15 secondes de tout arrêter, de quitter le cirque comme il dit (c’est une expression que je lui ai emprunté). Il fait paraître un album quasiment impossible à avaler pour le public et les médias, et il va se plaindre du fait qu’il n’y a pas d’écho, alors qu’il l’a fait exprès…

Il y a ce rapport au milieu, à la médiatisation qui peut être difficile pour certains. Évidemment il y a aussi des gens qui adorent ça. C’est vrai pour les écrivains aussi : il y a ceux qui s’astreignent à tout ce que suppose la sortie d’un livre, même si c’est beaucoup moins que pour un chanteur ou un acteur. Il y a les écrivains qui ne pensent qu’à se terrer après la sortie d’un livre, à juste écrire. Puis il y a ceux qui, au contraire, semblent écrire des livres parce que ça leur donne l’occasion d’être médiatisé et d’aller dans les émissions. Ce sont deux démarches très différentes. »

Olivier Adam - FnacTV 2017

Chanson de la ville silencieuse est un livre sur la musique : quelle place tient la musique dans votre vie ?

« Mon rapport aux mots, à la littérature, à la poésie, vient de la chanson. Enfant, j’écoutais les textes des chansons qui passaient à la maison. C’est beaucoup de la chanson française chez moi : Brel, Barbara, Nougaro, Jean Ferrat, Jean Ferrat dont je n’aime pas trop les chansons qu’il faisait lui-même, mais qui mettait en musique Aragon. J’ai découvert Aragon avec Jean Ferrat. J’ai découvert Baudelaire et Rimbaud avec Léo Ferré. J’ai découvert Maïakovski parce que Noir Désir le citait dans une chanson. J’ai découvert la poésie japonaise parce que Jean-Louis Murat avait appelé son deuxième album Le Manteau de pluie du singe qui est le titre d’un recueil de haïku de Bashô Matsuo. Les auteurs de chansons (je les considère vraiment comme des auteurs, complètement, à plein titre), français ou anglo-saxons (parce que je lis les traductions de Leonard Cohen ou de Bob Dylan), ont une influence majeure dans mon écriture, au même titre que Patrick Modiano, Raymond Carver, Annie Ernaux, Henri Calet

J’ai commencé en écrivant des chansons, et je me suis rendu compte que j’étais très enfermé dans l’écriture, à titre personnel, alors j’ai commencé à écrire de la poésie, des nouvelles, des romans. Je voulais régler ma dette, je voulais faire un livre qui ressemble à un album, un livre qui soit travaillé de l’intérieur par la chanson, par le personnage du songwriter, par toute la mythologie qui va avec. Il n’y a pas une page où il n’y a pas une chanson en référence cachée, des pochettes de disques, des épisodes entiers de la vie des uns et des autres… Mais ça c’est plus une coquetterie, le lecteur n’est pas censé en avoir quoi que ce soit à faire. [Je voulais faire un livre] qui, formellement, ait la texture dans la phrase d’un texte de chanson, en terme de compacité, de retour des motifs comme des refrains, des litanies, plutôt évocation et allusion que narration stricte… Un livre qui ait la texture globale d’un album dont j’aurais choisi la couleur des arrangements, la production comme on dit en musique. »

Pourquoi avoir choisi Lisbonne comme toile de fond à cette quête du père disparu ?

« Le livre est né comme ça, d’un chanteur des rues qui ressemblait beaucoup à Nino Ferrer et qui chantait à la terrasse d’un restaurant argentin du Bairro Alto à Lisbonne. C’était une rêverie potache avec mes enfants et ma compagne : « C’est Nino Ferrer ! Il n’est pas mort ! Il en a tellement marre de tout, il n’était pas encore assez retiré. Il a fait croire qu’il était mort et il chante dans les rues de Lisbonne. » J’avais donc cette rêverie sur un chanteur qui aurait tout laissé, mis en scène sa mort pour devenir un moine-soldat de la chanson de rue…

Et puis j’avais Lisbonne, d’emblée. C’est une ville qui est très proche de ma géographie mentale. C’est une ville d’extrême finitude, une ville Finistère : on est à 15 km du point le plus à l’ouest de l’Europe. C’est une ville estuaire. C’est une ville de lisière, de bordure. C’est une ville de passages dérobés, d’escaliers à l’équerre : on suit quelqu’un, il disparaît dans l’ombre, il réapparaît plus haut, il disparaît… Il y a la possibilité des apparitions et des disparitions. Et c’est une ville qui a une langueur comme ça, décatie, où on a un peu renoncé à ravaler les façades. J’aime bien qu’il y ait un lien entre mes personnages et la géographie. D’une certaine manière, cet abandon et ce léger délitement ressemblent beaucoup à la dissolution interne d’Antoine Shaeffer, le chanteur.

Et il y avait Pessoa : les jeux de masques, les hétéronymes, la volonté à la fois de créer des choses, de les transmettre et de disparaître totalement derrière. Ça allait très bien avec un type qui continuerait à chanter en essayant de gommer tout l’ego, de se rendre anonyme. C’est la notion d’intranquillité qui serait sans doute le maître mot pour définir la narratrice : elle n’est pas dans une inquiétude ou une angoisse, mais dans cette vibration beaucoup plus légère et ténue que serait l’intranquillité. »

Il y a une phrase dans votre roman, qui arrive à la toute fin : « Celui qui écrit n’existe pas »…

« C’est assez difficile à expliquer, même si je le conçois toujours comme une sorte d’évidence. Je pense que ça a à voir avec l’idée que l’endroit d’où on écrit intérieurement est un endroit délivré de l’être social, ou des différentes couches d’êtres sociaux que nous sommes. Quand j’écris, je ne suis pas le fils, je ne suis pas le père, je ne suis pas l’amant, je ne suis pas le client, je ne suis pas le patient, je ne suis pas l’employé. Je pense que c’est un endroit beaucoup plus sauvage, beaucoup plus intact, beaucoup plus secret et qui d’ailleurs n’aspire pas à entrer en contact avec qui que ce soit autrement que par le livre, parce qu’il est intenable, qu’il est irrecevable même, pour les autres. Il y a cet espace où l’on a à disposition tous les âges de notre vie en même temps, qui chez moi serait gouverné par une espèce d’adolescence permanente. Je crois qu’écrire ou créer d’une manière ou d’une autre, lire, voir des films, voir des œuvres, nous élèvent au-dessus de nous-même. Il y a une phrase de Jean-Paul Dubois que j’adore : «  nous sommes plus petits que nous-mêmes ». Le « nous-mêmes », c’est ça : c’est la part qui crée et c’est la part à laquelle les livres parlent, en tant que lecteur. Parce que la vie nous réduit, nous restreint. Notre espace d’expression concret est beaucoup plus restreint que l’espace mental qu’on habite et qu’on mobilise pour écrire un livre. »

Parution le 3 janvier 2018 – 240 pages

Chanson de la ville silencieuse, Olivier Adam (Flammarion)

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