Comme beaucoup d’auteurs de bande dessinée, John « Derf » Backderf met en scène son adolescence et le passage – difficile – à l’âge adulte. Comme beaucoup, la puberté, les questionnements identitaires et les relations amoureuses ont été des souvenirs – bons et mauvais – marquants. Mais à la différence de tous les autres, il a côtoyé et fréquenté durant plusieurs années Jeffrey Dahmer « le cannibale de Milwaukee » l’un des plus tristement célèbres tueurs en série.
Il ne s’agit pas d’un polar, l’introduction par un éminent criminologue, l’avant-propos, les citations et photographies du tueur mettent les choses au clair. C’est plutôt un instantané dans la vie de deux adolescents. Un portrait subjectif et orienté que l’auteur a voulu partager pour mieux comprendre celui qui fut son « ami » avant de devenir un « monstre ». Mon ami Dahmer se présente comme le récit documenté – retravaillé et précis – des souvenirs du dessinateur.
Derf Backderf © Ça Et Là Eds 2013
Derf Backderf va plus loin en mettant en scène des moments racontés par Jeff Dahmer aux psychiatres, aux journalistes, aux gens qui lui posaientt des questions. Et ce, pour tenter de saisir comment un adolescent peut basculer dans la barbarie la plus totale. Ces recherches et ce besoin d’appréhender le réel révèlent l’une des forces de l’album. Passionnantes, intelligibles, percutantes, jamais des mémoires – même romancées – n’ont été aussi fascinantes. Un coup de maître pour l’auteur, qui « s’incarne » dans la peau de Jeff Dahmer, se mettant au plus près à la place de ce camarade de classe, qu’il n’avait jamais compris jusqu’alors. Mascotte, tête de Turc de l’école ; Dahmer laissa à tout un bahut un souvenir impérissable bien avant de faire la une des journaux nationaux.
Peu de livres peuvent nous mettre à la fois mal à l’aise, nous rendre inquiet et en même temps captif et touché par le personnage. Des émotions contradictoires et qui vont bien plus loin qu’un simple « quelle horreur, il le mérite » versus un « Oh le pauvre, il est malade, ce n’est pas que sa faute. » Le lecteur s’attend à quelque chose d’horrible, de grave – comme indique le prologue – mais ce n’est que le récit d’un adolescent en marge, un peu paumé et laissé pour compte, qui se déroule sous nos yeux.
Une petite faiblesse demeure malgré toutes les qualités de l’ouvrage (que l’on se rassure rien de compromettant, je peux donc me permettre d’en parler ici). Tout le travail de recherche et le souci d’exhaustivité qui pousse le narrateur à détailler et à spéculer sur les raisons de cette folie : des parents instables, une enfance solitaire et violente, une difficulté à s’intégrer et s’adapter, … s’entremêlent avec les propres souvenirs réels de Derf, d’où une petite perte du sens objectif du livre. La biographie de l’adolescent Dahmer en parallèle de l’autobiographie de l’auteur rendant l’exercice intrinsèquement périlleux.
Derf Backderf © Ça Et Là Eds 2013
Visuellement c’est un roman graphique immersif et fascinant, où l’on retrouve avec plaisir, cette veine qui ont marqué le succès d’auteurs comme Mike Dawson, Alex Robinson ou Joe Matt… Ce trait qui allie le souci du détail et de la mise en scène à un dessin mouvant, s’adaptant aux émotions des personnages ; et qui traite de sujets graves avec humour. D’autant plus que le dessinateur inclut au détour d’une page, quelques illustrations de l’époque où il dessinait déjà le personnage compliqué de Jeffrey.
La bande dessinée comme médium journalistique a depuis longtemps montré son efficacité ; au-delà du reportage illustré, de la série de photographie commentée, ce moyen d’expression permet une immersion presque totale et une puissance narrative incroyable. Autant dire, l’outil et le lieu idéal pour raconter une histoire d’adolescence qui n’a rien d’incroyable – au premier abord…