Ces dernières années, les simulations agricoles ont créé la surprise à bien des niveaux. Une communauté fidèle, toujours plus large, capable de concurrencer Battlefield, FIFA et autres indétrônables du secteur du jeu vidéo. Mais d’où vient cet emballement ?
Le début des années 2020 est synonyme de surprises en tout genre : il faut s’attendre à tout, de partout et dans tous les milieux. L’univers du gaming ne fait pas exception. En novembre 2021, Steam fait le bilan. Cette plateforme de téléchargement de jeux vidéo publie son rapport mensuel des meilleures ventes. Novembre 2021, c’est la sortie de Battlefield 2042 et pour les gameuses et gameurs, aucun doute : le FPS va tout emporter sur son passage.
Sauf que non. Tout ne s’est pas passé comme prévu. Contre toute attente, c’est la dernière version de Farming Simulator (FS22) qui prend la tête du classement. Selon Games Industry, site internet spécialisé dans les jeux vidéo, la simulation agricole s’est vendue à 1,5 million d’exemplaires dès la première semaine. En ligne, le nombre de joueurs est tout aussi faramineux : plus de 100 000 joueurs simultanés au summum. Une vraie et franche réussite. D’ailleurs, d’autres franchises essaient de s’infiltrer sur le marché. Farm Manager 2022, notamment, sorti le mois dernier. Un rival qui, contrairement à FS22, permet de faire de l’agriculture biologique. Comme quoi, les simulations agricoles savent s’emparer de sujet d’actualité, allier l’utile à l’agréable et passionner tout autant que les jeux de foot et autres battles royales.
Suivre les saisons, choisir son exploitation et se rapprocher de la réalité
Construire son exploitation agricole et la gérer au quotidien, de A à Z. En peu de mots, voilà en quoi consistent ces simulations agricoles. Plus précisément, l’idée de Giants, l’éditeur de la dernière version de Farming Simulator – la plus aboutie jusqu’ici –, est de plonger le joueur dans la vie d’agriculteur, la vraie. Dès l’introduction, on suit le quotidien d’un père et d’une fille qui se lèvent à l’aube et parlent des difficultés du métier. Un champ de maïs en sale état, des heures à se casser le dos, tout ça pour un résultat incertain. La couleur est annoncée : ce ne sera pas facile, même en jeu vidéo, et il va falloir s’armer de patience.
Et puis, rapidement, direction trois villes (fictives) au choix : Elmcreek, aux États-Unis, le Haut-Beyleron, en France ou Erlengrat dans les Alpes. Chaque exploitation a sa spécificité : céréales, vignes ou bien élevage. Les mêmes choix initiaux s’offrent sur Farm Manager 2022, avec simplement plus de choix de cultures ou d’animaux (abeilles, autruches, cailles…). Il s’agit ensuite de choisir ses machines (cultivateurs, charrues, décompacteurs, déchaumeur à disques ou encore herses rotatives), d’enfiler sa salopette et ses bottes et de démarrer l’aventure agricole.
Dernière nouveauté pour FS22 : chaque joueur devra réfléchir, anticiper, travailler, économiser, stocker, engager (ou pas) ses ouvriers en fonction du changement des saisons, variable qui n’était pas présente dans les versions précédentes. FS22 et Farm Manager se rapprochent de plus en plus de la réalité et c’est justement ce qui fait le succès de ces simulations agricoles.
Farming Simulator, une simulation bigger than life
À vrai dire, l’univers du gaming n’est plus vraiment surpris du succès des simulations agricoles depuis 2011. Cette année-là, Farming Simulator avait obtenu la palme du jeu le plus vendu de l’année. En 2014, il avait atteint des sommets avec plus de 50 millions d’exemplaires distribués. Il s’est essoufflé depuis, avant de reprendre du poil de la bête ces dernières années, avec notamment l’arrivée des modes coopérations et multijoueur. Mais ces nouvelles options n’expliquent pas tout. Alors c’est quoi, le secret de ce succès ?
A.K. Rahming est chroniqueur pour le site PC invasion. C’est certainement lui qui résume le mieux le succès de ces simulations agricoles : « La monotonie, l’ennui, le temps qu’il faut pour labourer un champ dans une simulation agricole, cela vous donne une idée de ce que les vrais agriculteurs doivent faire. » Les créateurs du jeu, Christian Ammann et Stefan Geiger, deux Suisses qui souhaitaient promouvoir des jeux à leur image (tranquilles, donc), expliquent de la même manière le phénomène au Matin : « C’est un jeu qui apaise les esprits alors que beaucoup d’autres reposent sur une action frénétique. Les joueurs qui reviennent de l’école ou du travail peuvent ainsi se relaxer en conduisant leur tracteur ou se creuser un peu plus les méninges pour planifier l’élaboration des récoltes dans la partie simulation économique. »
C’est aussi l’explication donnée par les spécialistes pour raconter le succès d’Agricola, jeu de société utilisant la même mécanique que Farming Simulator : la patience, la liberté de choix, l’anticipation, la difficulté et la lenteur sont désormais des qualités pour les joueuses et joueurs. Surtout quand il s’agit de simulation. Autrement dit : on ne se lance pas dans une exploitation agricole virtuelle pour s’évader au sein d’un monde imaginaire, fantasmé et féérique, mais pour vivre une autre vie, tout aussi dure, avec tout ce qu’elle comporte d’avantages et d’inconvénients.
Pour les gameuses et gameurs d’aujourd’hui, les aléas du métier d’agriculteur (sécheresse, incendie, invasion d’insectes) ou une bonne récolte après des années de dur labeur sont aussi satisfaisants et challengeants qu’un débarquement en Normandie ou une princesse à délivrer. Pour A.K. Rahming, ce succès a peut-être aussi à voir avec son côté régressif. Choisir ses machines agricoles parmi un éventail de plusieurs centaines de possibilités, les admirer, les comparer, planter des graines, les arroser, espérer qu’elles poussent, ça revient pour lui à jouer aux tracteurs et à la poupée et à combler nos désirs les plus enfouis.
Les simulations agricoles de plus en plus populaires au sein du gouvernement
Que ce soit pour leur lenteur, leur côté apaisant ou bien enfantin, les simulations agricoles plaisent tout autant aux citadins en mal de verdure qu’aux ruraux, curieux d’une simulation plus proche de leur quotidien. À l’image d’Animal Crossing, des Sims ou encore de Flight Simulator qui s’écartent du jeu vidéo traditionnel, FS22 transforme le rapport au temps et assouvit un besoin de déconnexion, de nature, un retour à une vie plus simple, où l’on ne se préoccupe que de travailler pour manger ; une bulle de décontraction, quasi hypnotique, une expérience sans ligne directrice, pas figée, sans chrono, sans scénario pré-écrit, au plus proche de la réalité des agriculteurs.
Pour les novices, c’est aussi l’occasion d’en apprendre plus sur le métier. Ce n’est pas pour rien que le ministère de l’Agriculture s’est emparé du sujet lors de la sortie de FS22 en novembre 2021. Un tournoi esport a été organisé et retransmis sur Twitch pour « donner envie aux jeunes de s’intéresser aux métiers de l’agriculture ».
Mieux, cette expérience a été accompagnée d’une journée IRL. Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, précise qu’elle s’est déroulée « au sein d’une véritable exploitation agricole, avec des épreuves réelles (attelage et circuit, changement de roue de tracteur, chargement de bottes de paille, etc.) et entourés d’une trentaine d’agriculteurs qui pourront leur transmettre la passion de leur métier ». Pour le gouvernement, ces simulations agricoles sont un cadeau. Elles servent de vecteur pour discuter transition agroécologique avec les plus jeunes.
D’autres jeux de société tels que le Rami Fourrager, Mission Ecophyt’eau, Ruralis, La Grange ou encore Roots of Tomorrow, un jeu vidéo gratuit, cherchent à prendre la suite. Mis à dispositions des écoles et du grand public, ils permettent la discussion et ouvrent le débat sur des idées en dehors du monde de l’agriculture, afin de trouver des solutions pour demain. Des youtubeurs spécialisés tels que Stervio ou Jean-Paul Hebrard de Powerboost, l’émission sur l’agriculture, y vont aussi de leur petite graine. Bref, les simulations agricoles n’ont pas fini de surprendre.