Critique

Jungle Book Reimagined, d’Akram Khan : un spectacle engagé d’une sombre beauté

20 mai 2022
Par Erick Grisel
Jungle Book Reimagined, d’Akram Khan : un spectacle engagé d’une sombre beauté
©DR

Une jungle menacée par la montée des eaux, des chasseurs aux aguets, des singes soumis aux expériences d’un labo… La version sombre et engagée du Livre de la jungle d’Akram Khan n’est pas franchement une sinécure. Sur scène, danseurs virtuoses et effets visuels sidérants sensibilisent le public à l’urgence climatique. Un grand spectacle pour adultes et enfants.

Les contes pour enfants ont toujours inspiré les chorégraphes et les metteurs en scène de théâtre. Blanche-Neige est devenue un classique du ballet Preljocaj. Le Cendrillon du metteur en scène Joël Pommerat, joué en ce moment même au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris, est une superbe histoire d’émancipation. De son côté, Akram Khan s’attaque à un mythe de l’enfance : Le Livre de la jungle, tiré des fables de Rudyard Kipling, ou l’histoire d’un petit garçon abandonné dans la jungle, que l’amitié d’une panthère noire et d’un ours balourd va sauver de multiples dangers.

Rien d’étonnant à ce que le chorégraphe britannique se soit passionné pour cette histoire d’apprentissage, la transposant dans une jungle urbaine où les menaces ne proviennent pas seulement d’un tigre mangeur d’hommes. Ici, le danger vient aussi du changement climatique, de l’extinction des espèces et de la crise migratoire. Tout petit, le temps d’un spectacle au collège, Akram Khan fut un Mowgli sauvé par ses amis de la jungle. Si, 40 ans plus tard, Bagheera et Baloo sont toujours là, dans ce Jungle Book Reimagined ils ont les traits de danseurs à la gestuelle animale qui accompagne les mots d’un récit défilant sur un écran transparent aux côtés de créatures animées. Effet – 3D – garanti. Pour figurer le serpent Kaa, le chorégraphe livre une solution ingénieuse : les danseurs portent à bout de bras, au-dessus de leur tête, des cubes en carton qui, accolés les uns aux autres, forment les anneaux d’un reptile mouvant. L’ensemble est une splendeur traversée de fulgurances, comme ce moment où les danseurs, agitant un immense drap, recréent une mer déchaînée qui entraîne dans ses flots un tueur d’animaux.

Un spectacle pour grands enfants

Et Mowgli dans tout ça ? Eh bien, Mowgli, ici, est une fille. Ce qui ne manque évidemment pas de surprendre les enfants, et leurs parents. À leur questionnement, Akram Khan apporte une réponse toute simple : « C’est ma fille de 9 ans qui m’a suggéré ce changement. J’ai compris qu’elle avait besoin de se projeter dans ce personnage. Alors, j’ai dit oui. » Présent dans la salle le jour de la première, le chorégraphe a observé avec un brin d’appréhension l’attitude des plus jeunes spectateurs : « En Angleterre [où ce spectacle a déjà été joué, ndlr], les enfants mangent des bonbons, du popcorn et font des commentaires tout haut. Ici, les enfants sont plus graves et plus concentrés. J’ai entendu un petit garçon de 4 ans tirer la manche de sa mère et lui demander : “Qu’est-ce qu’ils disent ?”. Je conseille plutôt le spectacle aux plus de 10 ans. » Précaution utile. Car les paroles des animaux, sur lesquelles se synchronise la gestuelle des danseurs, sont enregistrées par des comédiens en anglais. Il faut donc pouvoir lire la traduction en français sur l’écran transparent. De l’aveu même du chorégraphe, ce procédé de « Body Sync » fut une tannée : « Cela nous a pris des heures pour chaque phrase ». Le jeu en valait la chandelle, car le spectacle donne réellement l’impression que les danseurs parlent en live.

©TDR

Akram Khan, chorégraphe et danseur

Danseur tout autant que chorégraphe, Akram Khan ne s’est pas donné de rôle dans ce spectacle. Et ne le fera pas non plus dans les suivants. Son solo Xenos, qu’il doit danser encore deux fois, contrat oblige, sera sa dernière apparition sur scène. À bientôt 48 ans, il ne veut plus danser… du moins en public. Chez lui, à Londres, dans son studio situé au fond de son jardin, il s’exerce tous les jours : « À 5 heures du matin, je me lève, je prépare le petit-déjeuner des enfants, je les dépose à l’école, puis je m’entraîne jusqu’à midi : un mélange de yoga, de musculation et de kathak. » Le kathak ? Une danse traditionnelle indienne qui l’a amené naturellement, plus jeune, à la danse contemporaine dont il est aujourd’hui l’un des plus prestigieux représentants.

Le chorégraghe Akram Khan en pleine séance de travail

Comme le traduisent ses derniers spectacles, et en particulier ce Jungle Book Reimagined, le chorégraphe s’inquiète de plus en plus de la tournure que prennent les affaires du monde. Mais ne perd pas espoir pour autant : « J’ai des enfants qui connaissent Greta Thunberg par la cour de récréation, je fais confiance aux nouvelles générations pour renverser la situation. » Nous sommes nombreux dans ce cas-là.

Jungle Book Reimagined, jusqu’au 26 mai au Théâtre du Châtelet (10 à 36 €), 2h10.

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